O Révolution :
Du calligramme à l’OLNI

- Pierre Duplan
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La couleur

 

Déjà dans La maison des feuilles, la couleur bleue était réservée au mot maison. Cette fois Danielezwski va beaucoup plus loin, puisque le vert qualifie Sam, l’ocre qualifie Hailey. Il est écrit que l’un a les yeux verts pailletés d’or et l’autre les yeux dorés pailletés de vert… Ainsi la couleur des O renvoie à l’identité du narrateur ; pour Claro le récit est ainsi « parsemé d’autant d’yeux, de trous ». Le grand O qui rassemble les deux folios dans les blancs de grand fond de chaque page est divisé horizontalement, moitié vert, côté Sam, moitié ocre côté Hailey. Si dans tous les textes, toutes les lettres O côté Sam, sont imprimées en vert et en ocre, côté Hailey, l’ordinateur n’a toujours pas résolu l’identification lettre O/chiffre zéro, trompé par l’ambiguïté des deux formes. Du coup les zéros des dates ou des folios suivent les directives de la charte couleur, soit vert, soit ocre.

De l’écran numérique à la plaque (CTP) les repérages sont parfaits ; même dans les plus petits corps, autour du C. 5) les O couleurs (ou les zéros) restent en alignement intégral avec le texte imprimé en noir. Car, en définitive, le livre est imprimé en quadrichromie.

 

Mise en page et signification

 

L’absence de justification, les décalages qui favorisent des blancs de grand-fond mobiles et variés, le maintien des appuis, fer à droite en page de gauche, et inversement fer à gauche en page de droite pour mieux affirmer la structure verticale des pages, l’emploi aléatoire des capitales hors nécessité de ponctuation, impliquent que l’écrivain sur l’écran de son ordinateur, mette lui-même le texte en scène. On reconnaît le choix classique et traditionnel : les dialogues en italique ; l’écrit en romain. Dans les structures typographiques : absence de justifications ; blancs de grand-fond mobiles et variés ; maintien des appuis : fer à droite en page paire, fer à gauche en page impaire ; emploi aléatoire des capitales, hors nécessité de ponctuation…

Sam communique avec des animaux, exprimés en caractères gras ; Hailey échange avec des plantes en caractères gras, « ce gras qui au fil du texte pâlit, dupliquant la lente extermination de ces deux mondes séparés », explique le traducteur. Zoologie et botanique, animalité turbulente, immobilité végétale, l’Ours avec un O vert, l’Orme avec un O ocre ; cette différence déclenche l’invention verbale : mots et verbes nouveaux, onomatopées aussi, prétextes d’une typographie expressive discrète autant qu’efficace. Enfin noUS, à l’imitation du texte original : « l’auteur capitalisait les deux dernières lettres. Le traducteur n’a ici rien à faire de plus pour voir un sens supplémentaire s’imposer : noUS devient non aux USA ». N’étant pas anglophone comme Claro, j’ai lu noUS : nous aux USA, redondance qui me semblait mieux convenir à l’état d’esprit nombriliste des Américains.

Le double récit de la même road-story est proche du style slam, rythmé, syncopé, assonancé, presque rimé parfois. Les phrases très courtes, les phrases sans verbe, le mot tout seul, les inventions sonores déstructurent le phrasé monotone et s’adaptent à la structure typographique qui fait vivre le texte, autrement à chaque page, tout en respectant les contraintes : 360 mots et 36 lignes par page. « Comme si, pour dire la frénésie, l’amour, la folie, nos deux vagabonds devaient se plier à une économie linguistique que seuls des adultes épris des lois pouvaient inventer et désirer faire respecter », commente Claro.

En fait, il n’est pas toujours raisonnable de vouloir déduire une signification de toutes les manipulations typographiques. Considérés isolément Sam ou Hailey manifestent une décroissance continue de la première page à la conclusion de leur récit. Considérés ensemble, à chaque page, leurs modifications individuelles se contrarient : lorsque Sam parle en corps 12 dans la première page, il est au maximum de sa dimension, de sa force, de son pouvoir… Hailey dans le pied de la même page, parle en corps 5, réduite, soumise, dépendante, c’est la dernière page de son récit. Si on retourne le livre, page 1 de Hailey, la situation est inversée, Hailey est dominante, Sam dominé… Mais à égalité de moyens typographiques dans la double page (180/181) au centre du livre, Sam et Hailey sont au même niveau.

En définitive ce couple connaîtra de nombreux démélés et le trajet se termine d’une façon assez tragique. Leur découverte d’un monde écrit déjà par les autres, d’où la présence des chromosaïques, les expose à de réels dangers : y inscrire sa propre trajectoire en nécessite le déchiffrement permanent. « Ils découvrent ainsi, à leur manière turbulente, ce que tout lecteur expérimente dès qu’un livre quitte les sentiers battus pour redéfinir l’inédit », conclut Claro qui présentait l’OLNI en juin 2008, dans la revue Graphe (n° 40).

Ainsi O REVOLUTIONS, mérite parfaitement le titre d’OLNI, son auteur présenteune caractéristique nouvelle des rapports de l’auteur avec son texte imprimé. On savait que Balzac s’était intéressé à la typographie de ses textes, il suffit de regarder une page corrigée par ses soins… Que Butor accompagnait son manuscrit, de désirs précis pour la composition des textes et leur mise en page et que peu d’auteurs en définitive se soucient de la présentation de leur écrit. Dans la même manipulation sur le clavier de son ordinateur, l’écrivain-typographe-imprimeur, respecte le livre et le lecteur, jusqu’au traducteur, Claro, qui fait mentir le célèbre aphorisme : traducteur égale traître.

En effet, sa traduction est une recréation : il serait intéressant aujourd’hui de savoir si d’autres Claro, espagnols, allemands, anglais, italiens, etc… ont eu le courage d’aborder cette écriture pleine d’inventions langagières, des mots valises à l’argot, qui bouleverse l’orthographe et grammaire, sans défaillir devant les 360 pages construites en quatre quartiers de 90 mots. Spécialise de Danielewski, le traducteur français évoque « d’autres contraintes, trop complexes pour être ici exposées, et qui, sans doute, ne regardent que l’auteur (et éventuellement son traducteur) ».

Auteur en langue américaine, et traducteur en langue française, au-delà du choix des mots, agencent sur l’écran l’image définitive du texte tel qu’il sera proposé au lecteur ; ils inventent, manipulent et contrôlent ce métalangage supplémentaire qui appartenait jusqu’ici, sans partage, au typographe. Que lirions-nous aujourd’hui si Mallarmé et Queneau avaient travaillé avec les multiples programmes d’un ordinateur ?… Mark Z. Danielewski, auteur et typographe, relayé par Claro, nous offrent l’ouvrage rêvé par Mallarmé : « Le livre, expansion totale de la lettre, doit d’elle tirer, directement, une mobilité et spacieux, par correspondance, restituer un jeu, on ne sait, qui confirme la fiction ».

 

NB – Pour une lecture confortable, prévoir deux marque-pages, un vert pour Sam, un ocre pour Hailey. Indispensables.

 

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