O Révolution :
Du calligramme à l’OLNI

- Pierre Duplan
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Fig. 21. R. Queneau, Exercices de style, 1947.

Fig. 22. R. Queneau, Exercices de style, 1979

Fig. 27. E. Ionesco, La Cantatrice chauve, 1964

Fig. 32. J. Cocteau, Les Maries de la tour Eiffel, 1994

Inspiré de l’Art de la Fugue de Bach, entendu à la Salle Pleyel dans les années 1930, puis transposé en littérature, Exercices de style (figs. 20 et 21), entrepris en 1942, achevé en 1946, réunit 99 textes « quantité suffisante, ni trop, ni trop peu : l’idéal grec quoi », affirme Queneau. Il les considère comme « l’édification d’une œuvre au moyen de variations proliférant presque à l’infini autour d’un thème assez mince », écho littéraire aux notes du musicien de Leipzig. Thème banal : dans un autobus le narrateur tombe sur un jeune homme au cou particulièrement long, puis l’aperçoit plus tard dans une gare en compagnie d’un ami qui réajuste un bouton sur son manteau (figs. 22, 23, 24, 25, 26).

Les 12 premiers exercices, sous le titre Dodécaèdre, seront refusés en 1942, « par une revue fort distinguée… avec tristesse, comme si j’avais voulu lui jouer quelque méchant tour », se souvient l’auteur. En 1947, les 99 exercices paraissent dans la collection blanche de la N.R.F. traités dans le style typographique académique de la maison. En 1963, les 99 textes de Queneau seront le prétexte des 99 exercices de style typographique de Massin ; la complicité s’élargira à Jacques Carelman, peintre et sculpteur, membre fondateur de l’OULIPO, qui fournira 45 exercices parallèles, peints et sculptés. Exercices de style sera l’objet de nombreuses rééditions et d’adaptations théâtrales.

 

Massin et Ionesco

 

« Comme on attend chaque année le beaujolais nouveau, Massin nous a donné l’habitude d’attendre chaque hiver le livre qu’il a choisi de mettre en pages pour Gallimard… Nous le goûtons chaque fois avec plus d’attention… », écrit François Caradec dans la revue Caractère, pour saluer la parution de La cantatrice chauve de Ionesco (figs. 27, 28, 29, 30, 31), « la plus importante réalisation graphique de l’année aura été un tour de force littéraire et intellectuel », souligne Maximilien Vox, dans Caractère Noël 64.

Cette tentative révolutionnaire, très réussie, de mise en page d’une pièce de théâtre est encore aujourd’hui l’un des paradigmes de la typographie expressive, définition utilisée en 1961 aux Etats-Unis, pour qualifier les recherches de quelques graphistes, dont Herb Lubalin, et le Push Pin Studio. D’habitude, en effet, le texte théâtral est mis en page, réplique par réplique, pour ce qui sera dit, donc joué. (L’auteur indique quelquefois, entre parenthèses et en italique, un désir d’expression particulier). Massin propose une mise en scène du texte qui place le spectateur dans les conditions mêmes du spectacle, grâce à un système d’équivalences qui donne l’illusion de la durée de la séance et de l’espace de la scène. On vient de lire que la durée dans la page, s’exprime par des blancs à parcourir, silencieusement, entre des mots plus ou moins sonores, selon un tic-tac que chaque lecteur adaptera à son attention.

L’espace de la page se superpose à l’espace de la scène : la disposition typographique reconstruit l’espace scénique, sonorité et déplacements ; le positionnement des acteurs sur le plateau implique l’utilisation de justifications systématiques correspondantes. Chacun des cinq personnages parle dans un caractère différent par le dessin et la pente, modulé par agrandissement photographique pour faire apparaître les scories, bavures des voix usées et insister sur l’absurde et l’incommunication, thèmes essentiels de la comédie. Massin précisait : « Disons, pour schématiser, que la diction telle qu’on l’enseigne au Conservatoire, eut requis au contraire des caractères neufs ». En plus, il supprime la ponctuation… ce qui facilite d’autant la désagrégation du langage à la fin de la pièce ; sa mise en page, en définitive, n’est pas plus visible qu’une mise en scène ; Ionesco avouait d’ailleurs qu’il ne voyait plus sa pièce autrement que telle qu’elle existe aujourd’hui grâce à Massin, sur le papier. Enfin, il est évident que si la restriction des moyens d’expression, un seul passage en noir, renforce l’unité visuelle globale, elle focalise l’œil du lecteur, à la découverte de la moindre variation dans la succession des pages. On conclura avec Le Figaro : « Pour la première fois, un ouvrage paraît qui propose une nouvelle façon de lire les pièces de théâtre ».

 

Massin et Cocteau

 

Massin dessinateur de lettres à l’épiscope, virtuose du phototitrage, praticien de la lettre-transfert sous le règne du Lettraset, n’inclura la couleur, dans sa recherche expressive, qu’à l’avènement de l’informatique. Les mariés de la tour Eiffel, pièce écrite par Jean Cocteau, dans la tradition iconoclaste et déconstructiviste des dadaïstes et des surréalistes, commencée en 1965 sur la lancée de La Cantatrice chauve ne paraîtra qu’en 1994. Il raconte ce cheminement technique : en 1965, à raison de 12 heures par jour, en une semaine il réalise les 30 premières pages sur les 162 prévues, collant le texte, lettre après lettre, ou les vignettes et ornements du décor… En 1975, avec le procédé de lettre-transfert, il réalise, en plusieurs étapes, coupées d’intervalles plus ou moins longs, une douzaine de pages. Vers 1985, grâce à un banc (de reproduction), il reproduit, au trait, des alphabets qu’il tire sur un papier plus mince que le papier photographique, ce qui facilite collage et manipulations : 10 pages de plus… (figs. 32 et 33). 1993, il travaille depuis trois ans sur un Machintosh, et en une dizaine de jours seulement, il réalise comme en se jouant les maquettes des 170 pages, le nombre total des pages du livre étant passé à 224.

« C’est assez démontrer que l’informatique allie l’efficacité à la rapidité… L’intérêt essentiel c’est que la création vaut exécution… Mieux encore : la création se trouve être de ce fait stimulée dans le même temps que les repentirs sont permis. Ah, si Léonardo avait eu l’informatique à sa disposition… Si Balzac et Proust avaient possédé un ordinateur… », regrette Massin.

A préciser que comme pour La Cantatrice chauve, Massin se contente d’un seul passage, impression en noir, mais sur treize fonds colorés différents de papier Pop’set. Les feuilles réunies en cahiers jouent recto-verso, ou en recto-double page-verso, irisation rythmée, ample et sonore, comme une série d’arcs-en-ciel supports des modulations noires du texte.

 

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