« … o ta fiole ira »
(les dessins écrits d’A. Artaud)

- Natacha Allet
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Fig. 10. A. Artaud, La Tête bleue, 1946

Fig. 11. A. Artaud, Portrait d’Henri Pichette
ou Gris-gris, 1947

Et de n’en pas finir de naître

 

Si l’on est tenté de douter de l’efficacité de la parole qui s’élabore dans le dessin écrit, si l’on est près de penser que « Le Théâtre de la cruauté » au fond n’a qu’une valeur illustrative, qu’il est une sorte d’emblème, la face proprement médusante de « La Tête bleue » (mai 1946) nous en dissuade (fig. 10). La glossolalie acquiert dans cette image une valeur plastique, mais aussi injonctive et programmatique, contribuant de la sorte activement à la dramaturgie du trait. On y assiste bel et bien à l’émergence d’un corps, d’un « moi humain », – celui-là même d’Artaud, à laquelle l’écriture et les formes travaillent de concert.

On voit là une tête criblée de points, dont la bouche au centre du dessin s’étire en un cri, tandis qu’un instrument pointu à la hauteur du cou désigne selon toute vraisemblance l’emplacement du larynx ; elle est entourée par une série de noms, ceux des six filles de cœur, et flanquée sur la droite par une colonne d’éléments glossolaliques. C’est de toute évidence la bouche – le cri – qui est le point de jonction entre la figure dessinée et les vocables étagés sur le bord de la feuille. La tête est visiblement soumise à une torsion, comme animée par un souffle qui la façonne, tandis que ses contours menacent de la défaire ; en se délitant, elle compose un ensemble de traces, délivre des rythmes. Quant à la glossolalie inscrite dans la marge, elle décrit sur la feuille une ligne verticale, mime en chutant l’étirement de la bouche ; les blancs isolent les différents vocables et les articulent à la fois, comme une syntaxe élémentaire ; ils signalent eux aussi le passage du souffle, le battement d’une respiration. L’écriture et le dessin sont donc soutenus l’un et l’autre par la force du souffle, emportant la forme, et font plus que se conjuguer, ils se contaminent, échangent leur qualité.

Mais les mots superposés en marge ne sont pas de simples traces, ils composent aussi des unités sémantiques : « or paru or paru petolo or petolo or papa zulu / ir pera ir perti cili / cur pito o ta fiole ira ». Une gamme de voyelles se déploie, dans cette glossolalie, tandis que des cellules consonantiques se créent et se redistribuent. Il y a une sorte de tâtonnement, de pianotage syllabique, autour d’un vocable en particulier, celui de « papa » : Artaud le décline en « paru », « pera », « perti » « pito », comme dans de nombreux textes tardifs où il s’insurge contre l’engendrement du « père-mère », « le périple « papa-maman », « le pitre affreux de père mimire », l’« immonde pitri parasite » [37]. On perçoit également un mouvement d’avancée : le « or » initial, en particulier, transformé en « ir », se développe en « ira ». Il semble qu’un sens veuille émerger. Les derniers termes de la glossolalie, selon la façon dont on les envisage, présentent les rudiments d’une syntaxe : « ta fiole ira ». La « fiole », en langage familier, désigne la tête.

Comment comprendre cette amorce d’énoncé ? Tient-elle de l’invective, de la conjuration magique, contre dieu, le père-mère, l’engendrement sexué ? Les filles de cœur dont les noms entourent la figure centrale, aidant Artaud dans ses Cahiers à se refaire un corps, suggèrent à mes yeux une autre interprétation, complémentaire : les éléments glossolaliques seraient leur prosopopée, à valeur injonctive, visant à activer l’opération dont le dessin témoigne : les filles s’adressant d’outre-tombe à leur père s’incarnent et le font par là advenir à lui-même ; la seule trace d’une énonciation dans cette glossolalie réside en effet dans l’adresse que suppose le possessif « ta » (« papa (…) o ta fiole ira »). Artaud jouerait ainsi sa propre apparition, il miserait sa vie ; et ce portrait n’est pas sans ressemblance, notons-le, avec une carte à jouer. Ce n’est pas seulement la catégorie de l’espace, ses limites entre le dedans et le dehors, mais aussi celle du temps, du passé et du futur, qui sont mises là sens dessus dessous. Sans doute est-ce en parlant depuis la mort qu’Artaud parvient à ruiner toute forme d’antériorité. Artaud le mômo, le mort-né, la momie, adviendrait par ses filles, ses syllabes émotives, dans le suspens d’une promesse (« ira »).

Car le dessin doit être relancé, la trace qu’il contient reprise et ravivée, ce qu’Artaud ne manquera de faire en organisant à la Galerie Pierre deux séries de lectures pour marquer l’ouverture et la clôture de l’exposition de ses « Portraits et dessins », en juillet 1947. Il semble que le théâtre désormais consiste pour lui à incarner, c’est-à-dire animer avec son souffle des corps morts, « inincarnés », en les portant sur une scène – graphique ou théâtrale – perpétuellement renouvelée. J’ajouterai que ce dessin figure un souffle, au sens concret, littéral, il est soufflé, comme par un souffleur de verre. Au moyen du souffle, Artaud entend réaliser l’inverse de ce que Jacques Derrida décrit dans « La parole soufflée », non plus se la faire souffler, mais la souffler lui-même, non plus assister à ce qui se défait avant même d’être, mais s’appuyer sur un événement de souffle qui continue au-delà de lui-même, déborde de ses traces [38]. Il s’agit non seulement de se refaire un corps, mais d’inverser un destin.

Quelle est la place des portraits, enfin, leur statut dans cette œuvre ? On le présage aisément. Artaud s’attèle là aussi à ranimer des morts-vivants, à rejouer l’incarnation d’êtres qui toujours lui sont chers, ses amis, ses proches. « C’est le souvenir des silences de Cécile Schramme vivante qui m’a rappelé que son silence venait de ce qu’elle était morte et qu’une vivante faisait des saletés sur son squelette », note-t-il à Rodez en septembre-novembre 1945, faisant le lien au sujet d’une de ses filles de cœur entre le non-dit et la mort-vivance [39]. Ses portraits que « précipitent » souvent des glossolalies sont au plus près des sorts, ces missives dessinées, protectrices ou vindicatrices, qu’il envoie de Dublin, Sainte-Anne, Ville-Evrard : ils ont la même valeur injonctive, supposent eux aussi une adresse. Artaud étend en somme à autrui la pratique qu’il réalise sur lui-même : le portrait est dans son œuvre, à l’inverse de ce qu’il est traditionnellement, une sous-catégorie de l’autoportrait. Il se forgerait ainsi une petite famille de cœur, arrachée au temps, dans un espace qui serait celui de la vie exhaussée, de la sur-vie, quittant ainsi l’état d’inincarné pour atteindre, selon ses propres mots, celui de « personnage d’homme » [40] (fig. 11).

 

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[37] Voir notamment La Culture indienne, dans Œuvres, pp. 1149, 1150 (je souligne).
[38] « La parole soufflée », dans L’Ecriture et la différence, Paris, Seuil (1967), « Points Essais », 1979, pp. 253-292.
[39] Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris, Gallimard, 1983, p. 217.
[40] « Pendant les 3 ans que je passai à Rodez… », dans Œuvres, p. 1180.