« … o ta fiole ira »
(les dessins écrits d’A. Artaud)

- Natacha Allet
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Fig. 9. A. Artaud, Le Théâtre de la cruauté, 1946

Mais Artaud opère dans un climat de genèse dont les simples titres de ses dessins témoignent, et les restes qu’il évoque sont des restes de vie : ce dont on ne peut parler, qui n’a jamais été reçu dans l’art, c’est le non-né, et il s’agit moins de le figurer que de lui donner « existence », dans un geste inaugural de création ; il faut l’arracher aux limbes qui forment son séjour, et le faire naître « alors authentiquement » [28]. Dans son commentaire de « La Machine de l’être ou Dessin à regarder de traviole », Artaud exprime son désir de « faire sortir des êtres à la place de chaque idée », soit de conférer à l’idée un statut d’être neuf, d’individu ; on peut penser qu’il lui donne même un nom au sein de l’image, celui d’une de ses « filles de cœur » – une de ces femmes qu’il a connues et aimées, mortes le plus souvent et appelées à renaître, selon la petite mythologie qu’il élabore à Rodez : « Yvonne / ira / mais / ça / n’ira / pas encore » [29]. Ne manifeste-t-il pas là déjà le vœu d’ajuster le langage et le corps ? Son discours semble quitter d’ailleurs le vocabulaire de l’idée, tandis qu’il effectue ses portraits, puisqu’il compare désormais la configuration que tracent ses dessins, et chacune de ses syllabes, à un « souffle », tout en affirmant que le souffle est une « concrétisation / massive dans / l’air », qu’il fait « tableau » [30]. A force de scruter le visage, Artaud est fasciné sans doute par sa pulsation, sa primitive scansion – sa poussée expressive qui donne à voir aussi une forme de genèse, continuellement avortée ; à ses dires, le visage porte – son tracé n’ayant de cesse de se faire et de se défaire – « une espèce de mort perpétuelle sur son visage dont c’est au peintre justement à le sauver » [31]. Telle est la visée d’Artaud, exhumer ce qui n’est pas né, n’en finit pas de naître, lui donner sa chance, et situer la poésie en ce lieu où être et langage coïncident.

Car c’est elle en un sens qu’il met au-devant de la scène dans l’une de ses premières tentatives de portrait, « Le Théâtre de la cruauté » (mars 1946) (fig. 9). Il a lui-même décrit ce dessin de la manière suivante : « […] les 4 cercueils en forme de bouchons de carafe avec les 4 têtes des êtres que j’aime le plus au monde, mais où sont-ils dans l’actuelle vie ? » [32]. On y voit apparaître de larges visages, ceux de ses filles de cœur à naître, au-dessus de corps informes ou géométriques, dans des catafalques ; leur disposition laisse imaginer qu’ils sont propulsés depuis un point invisible au centre de la feuille, et destinés à crever la surface du papier. L’image figure ainsi les limbes, la résurrection attendue des êtres chers. Mais elle devient plus singulière et troublante, si l’on pense qu’Artaud assimile « ses filles de cœur » dans ses Cahiers à ses « syllabes émotives », qu’il fait crisser leur nom, comme l’a souligné à juste titre Evelyne Grossman, dans ses glossolalies [33]. En se lançant sur les traces du visage, en prolongeant son geste d’ex-pression ou d’extraction incessante, ne réalise-t-il donc pas quelque chose d’analogue à ce qu’il effectue dans ses glossolalies ? L’incise minimale du trait, dans sa matérialité insistante, rejoint bien en un sens le destin de la « lettre », la lettre émancipée, libre de son astreinte sémantique. Oscillant entre la ligne, son avancée continue et l’arrêt, le battement du point, elle produit dans l’espace des rapports, une danse. Les glossolalies de même progressent, dans l’ordre du temps qui est le leur, à coup de reprises et de variations. Ces suites rythmiques qui désamorcent la signification, mais multiplient en revanche les virtualités de sens, en miment la poussée dans la masse des syllabes. Ne désignent-elles pas elles aussi une négativité de la parole articulée ? N’incarnent-elles pas, dans leur dissonance, le non-né, la perte ? Le poète dit de ses « voix », dans le « Préambule » à ses Œuvres complètes (août 1946), qu’elles ont « un heurt de sarcophage hostile » – avant de nommer une de ses « filles » (Sonia) : sa pratique scripturale également vient des limbes, ranime les corps chus, abandonnés ou refoulés, mort-nés [34].

Cette épiphanie de la parole signale donc la parenté du dessin écrit et de la glossolalie (par extension aussi, de l’écriture poétique) qui proviennent d’un même souffle, avancent liées. Or elle se produit au moment précisément où Artaud rêve un second Théâtre de la Cruauté, et le dessin par son titre les y associe. Ce théâtre, centré sur le corps de l’acteur et ses syllabes proférées, est essentiellement physiologique ; il se situe ainsi dans le prolongement de l’« Athlétisme affectif » dont il réactive visiblement le paradigme du cœur, soit du rythme et du souffle, ainsi que de l’affect, des émotions ; sa visée déclarée est de refondre l’anatomie humaine. « Le Théâtre de la cruauté » signe tout à la fois l’émergence d’une autre scène, celle du visage dont le battement serait la trace selon Artaud du véritable corps, à exhumer. Mais c’est ici la parole avant tout qui s’incarne, et apparaît. On se souvient des pôles entre lesquels l’œuvre graphique est tendue, selon qu’elle invente un langage qui comble l’espace ouvert par la surface délimitée de la feuille, ou cherche à faire coïncider la scène et le corps. Ce dessin ne se contente pas de manifester la poésie dans l’espace, de la déployer en un ensemble de signes ou de traces, il la décline sous l’aspect de figures puisées dans une petite mythologie personnelle, de personnages, – il lui prête un visage. Il marque ainsi la mise au jour, sous l’égide du souffle, d’une langue individuelle.

Le geste d’exhiber le visage de ses « filles », de les faire accéder à la visibilité, le « visage » renvoyant étymologiquement à « ce qui est vu », n’est nullement anodin. Car il revient à exposer l’invisible au regard, soit un théâtre du souffle et de la parole proférée, – de la diction, a-t-on souvent avancé. Que peut-il signifier ? Il attribue avant tout à la parole une matérialité physique, une consistance qui excède sa seule sonorité, et repousse simultanément toute spiritualité qui ne soit née des sens : il exhausse la « lettre », l’exhume ; à passer dans chaque trait de l’image, matière soufflée, la lettre renaît de ses cendres, sort de son mutisme et de son immobilité, s’incarne enfin, signe de l’air, corps expiré par la voix, dans son pouvoir d’avènement et de hantise. « Le Théâtre de la cruauté » désigne ainsi l’envers insoupçonné d’un travail physiologique dont la réalité audible dès lors ne serait qu’un versant. Il confère aussi à la parole une densité voltaïque, il en fait un événement tel qu’on puisse la voir s’ériger en flammes, comme dans certains versets de la Bible dont Artaud renverse pourtant la portée : « […] je dis donc que le langage écarté c’est une foudre que je faisais venir maintenant dans le fait humain de respirer, laquelle mes coups de crayon sur le papier sanctionnent », note-t-il dans « Dix ans que le langage est parti… » [35]. Cette phrase indique et mime l’événementialité du coup que porte chaque dessin dans la perception bouleversée du spectateur. Si l’on en croit Artaud, la visibilité elle-même d’ailleurs se résorbe : l’image « dilacère » la conscience du spectateur, de sorte que l’œil qui la regarde « tombe » ; sa chorégraphie se résout en une scansion – une « morale musique » [36]. Les dessins écrits témoignent donc d’un excès, brisent les repères, et délivrent une parole dont la puissance est inouïe, une parole qui s’élève sur un carnage, et, forte de la violence de la perte, de la virulence du manque, affecte tous les sens.

 

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[28] Artaud note en effet, dans le commentaire de dessin que j’ai déjà cité, que ce dernier est « une tentative grave pour donner la vie et l’existence à ce qui jusqu’à aujourd’hui n’a jamais été reçu dans l’art, le gâchage du subjectile, la maladresse piteuse des formes qui s’effondrent autour d’une idée après avoir combien d’éternités ahané pour la rejoindre. » (Ibid., je souligne). Dans 50 dessins pour assassiner la magie, et au sujet de ceux qui constellent ses Cahiers, on lit encore : « Trumeaux donc / mais qui feront / leur apocalypse / car ils en ont trop / dit pour naître / et trop dit en naissant / pour ne pas renaître / et prendre corps / alors authentiquement. » (Op. cit., p. 23).
[29] Ces mots sont mis en espace dans la feuille à dessin, et le prénom d’Yvonne, dans le coin supérieur à gauche, est isolé ; mais il apparaît, alors qu’on ne trouve en revanche nulle mention de l’« idée ».
[30] Ibid., pp. 32, 35.
[31] [Le Visage humain], dans Œuvres, p. 1534.
[32] Lettre à J. Dekequer (22 mars 1946), dans Œuvres complètes, vol. XI, éd. cit., p. 206.
[33] E. Grossman, « Le nom immortel des morts », dans Artaud/Joyce, le corps et le texte, Paris, Nathan, 1996, pp. 161-175 (je souligne).
[34] « Préambule », dans Œuvres, pp. 21-22. Sur la question de la perte et du non-né, envisagée sous un angle plus philosophique, je signale au lecteur l’essai intéressant de S. Margel, Aliénation : Antonin Artaud, les généalogies hybrides, Paris, Galilée, 2008. Je renvoie à l’ouvrage de N. Barberger, Le Réel de traviole. Artaud, Bataille, Leiris, Michaux etalii, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2002.
[35] « Dix ans que le langage est parti… », dans Œuvres, p. 1513 (je souligne).
[36] « La Mort et l’homme », « La Maladresse sexuelle de dieu » et « Mes Dessins ne sont pas des dessins… », [Commentaires de dessins], dans Œuvres, pp. 1045-1046, 1041-1043, 1049-1050.