Les cartes du ciel à l’œuvre
chez Le Clézio

- Isabelle Roussel-Gillet
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Fig. 3. Ourania, p. 295 (détail)

       La carte n’est pas qu’un support didactique, elle ajoute au texte une traduction des constellations en langue arabe pour le lecteur occidental. Elle offre des repères tant visuels que linguistiques, rendant l’observation indissociable de la langue. La description commence par le centre (l’oiseau Manu, le chemin) du ciel et du dessin. Les indications « nord, est » permettent d’abord d’identifier l’animal, avant d’en délivrer la signification et le geste du sculpteur qui ancre dans la matière la symbolique du guide. Le lecteur est invité à parcourir la carte de droite à gauche puis de gauche à droite, puis de haut en bas. La mise à plat du ciel n’en offre donc pas une lecture simplifiée, linéaire ; elle en déroute le sens de lecture. Ce repérage complexe se fait entre forme et nomination, sans jamais aplatir par le verbe les repères d’orientation. « Nord, sud, ouest » plutôt que droite, gauche. Dans le texte en regard, une dimension sensuelle pare les activités humaines (pêche, cuisine, naissance) évoquées du point de vue du personnage masculin. Des étoiles « palpitent comme si elles venaient de naître », d’autres ont une lumière « rosée », « semblable à la chair des femmes, à la chair de la racine du taro ». Les symboles végétaux de la fertilité essaimés dans Raga contribuent à la célébration du féminin, dont Charlotte est une figure emblématique. Ainsi dès les premières pages, le récit de la légende mêlée au ciel est une ouverture programmatique d’un regard d’homme – personnage ici, auteur plus loin – sur un monde féminin.
       Dans Ourania, le narrateur Daniel Sillitoe est un géographe chargé d’établir, dans une vallée mexicaine, des relevés topographiques et des plans d’occupation des sols [37]. Il rencontre Raphaël qui vit dans la communauté de Campos, à la « religiosité new age » [38]. Raphaël « voyage avec une carte. Ce n’est pas une carte de la terre, c’est un morceau de ciel que j’ai choisi, et que j’ai dessiné pour toi ». Ce dessin, reproduit page 125, est ainsi mis sous le signe de la transmission. Il est celui des sept étoiles qui composent la Poussinière ou les Pléiades [39]. Son évocation [40] précède celle du tatouage au clou de ces étoiles sur sa propre peau : « pour ne pas [se] perdre ». Ce geste témoigne de la différence des habitants de Campos, au sein duquel Jadi le conseiller propose une maïeutique qui nécessite d’observer les étoiles. Aussi Raphaël regarde-t-il pour la première fois les étoiles, et la présence d’un guide substitut du père est implicite : « Mon père ne m’a jamais parlé des étoiles ». Ce geste témoigne aussi du pouvoir des paroles de Jadi sur Raphaël. Jadi le met alors en garde contre « la vanité » tirée de la connaissance du ciel, et ce qui relève pour lui d’un contre-sens. Les étoiles constellées sont l’arbre qui cache la forêt, et, à l’instar de Socrate, Jadi s’explique : « tu ne te connais pas toi-même ». « Le ciel est pour nous aussi important que la terre, mais il ne doit pas être plus important » et il tance Raphaël qui a pris au pied de la lettre le récit qu’il lui fit sur le tatouage des étoiles pour un peuple du passé. La comparaison de l’étoile avec le dessin est récurrente : le « dessin jamais achevé des constellations » [41] unit les sèmes de l’incomplétude et de l’expérience perceptive.
       Le paradoxe sera maintenu : Jadi oriente Raphaël vers l’oubli, le noir et le vide et l’institue « dessinateur du ciel » en lui demandant aussi de poursuivre le dessin d’un planiciel qu’il a commencé. Mais la leçon est de perdre pied. Le conteur évoque un planiciel immuable, hors des conflits humains, la plupart du temps. La lévitation de Naja Naja, le glissement d’une pirogue, Argo ou quelques flèches sur une carte en annexe restituent à l’inverse le mouvement des « véhicules », petits et grands.
       « Le ciel bouge tout le temps » : les étoiles sont mouvement, d’où l’isotopie du mouvement portée par les verbes marcher, fuir, glisser, filer, traverser. Le Clézio dessine une longue flèche partant des Pléiades et indique leur trajectoire sur la carte en annexe. Si elles nous paraissent immobiles, c’est que leur temps n’est pas à l’échelle humaine. Observer le ciel est une expérience sensorielle, qui suppose le contraire de l’usage des cartes : accepter de se perdre. Mais lorsqu’ils sont de fait expulsés de Campos, la carte du ciel, par le lien transgénérationnel, est « leur seul pays » :

 

Je sais que notre seule certitude est dans le ciel et non pas sur la terre, parce que le ciel que nous voyons, avec le soleil et les étoiles, est celui que nos ancêtres ont vu, et qu’il est celui que nos enfants verront. Que pour le ciel nous sommes à la fois des vieillards et des enfants [42].

 

Impossible cielitoire

« L’homme n’a rien à dire. Il n’a pas le droit de parler au nom de l’univers » (L’Extase matérielle)
« Par-dessus tout, il y avait cette foule d’hommes et de femmes, assoiffés de violence et de conquêtes. Ils étaient groupés sur les points stratégiques du monde ; ils dressaient des cartes, dénommaient des terres, écrivaient des romans ou des atlas... » (Le Procès-verbal)

       Comme les positions des étoiles sont affaire de perspective, les interprétations du rapport à la carte céleste sont toutes relatives dans l’œuvre leclézienne dès lors qu’on observe plus qu’un étoilement, une constellation d’interprétations. Un livre déplace le « message » possible d’un autre, contestant la clôture supposée d’un texte en la situant dans une œuvre ouverte. La disposition des étoiles est une apparence, une image toute relative, « causée par la position de la terre vis-à-vis d’elle ». C’est l’éloignement des étoiles qui donne l’apparence d’une immobilité de leur brillance. En outre, à l’exception de l’étoile polaire, elles tournent. Dans Désert, au retour de Lalla, « au dessous des constellations, les choses ont changé, ont bougé. Les cités ont agrandi leur cercle, espèces de moisissures au creux des vallées » [43], ce qui contraste avec « le dessin immuable des constellations » du Chercheur d’or : « Chaque nuit, ce sont les mêmes dessins dans le ciel, même lorsque la mer et les terres changent de visage » [44]. Impossible prophétie pour un monde coupé de ses mythes, la carte céleste s’étiole dans Les Bergers où l’élection d’un petit prince « retombé » (Gaspar) et la figure mythique sont en péril. Ailleurs elle est emblématique d’une rêverie de la lumière et d’une poésie de la nomination, d’une proposition de mouvement, de nomadisme. Le titre de la carte d’Ourania est d’ailleurs « Passage des Pléiades au Zénith » ; cette carte (fig. 3), sur laquelle est schématisée une flèche en mouvement, est située dans les annexes finales à la suite des notes de repérages, de la carte terrestre, du plan de Campos, des lois qui y sont en vigueur dont le rituel d’étudier les astres.

 

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[37] J. Garcin, entretien avec J.M.G. Le Clézio, [site internet].
[38] Note de lecture de B. Thibault, Nouvelles Etudes Francophones, volume 21, N°2, 2006, pp. 246-247.
[39] Une carte d’un morceau du ciel est insérée à la fin des annexes d’Ourania, les passages de contemplation des étoiles sont les suivants : p. 125, pp.155-160, pp.185-189 et pp. 204- 205.
[40] J.M.G. Le Clézio, Ourania, Op. cit., pp. 185-189.
[41] J.M.G. Le Clézio, L’Inconnu sur la terre, Op. cit, p. 293.
[42] J.M.G. Le Clézio, Ourania, Op. cit., pp. 204-205.
[43] J.M.G. Le Clézio, Désert, Op. cit., p. 389.
[44] J.M.G. Le Clézio, Le Chercheur d’or, Op. cit., p. 22.