La carte et le plan, fils d’Ariane
de L’Emploi du temps de Butor
et de Topographie idéale pour une
agression caractérisée
de Boudjedra

- Claire Mazaleyrat-Lechopier
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       A travers le recours au plan et l’usage qui en est fait dans les deux romans, Butor et Boudjedra réactualisent un mythe et s’interrogent sur sa modernité : le labyrinthe devient celui du signe dans notre société contemporaine. Si le plan est le fil d’Ariane des personnages, ce viatique égare son utilisateur, remettant en cause la fonction figurative de la fiction, par le jeu d’analogies tissé entre le plan et le roman. D’après André Peyronie, le mythe du labyrinthe revêt un sens plus particulièrement méta-discursif chez Butor :

 

       [...] le mythe n’est pas un destin, ce n’est pas une pré-histoire dans le tapis écrite ; il ne donne directement aucune explication. Il n’est utile que de biais et provisoirement, interrogé et travaillé, reflété au miroir déformant de l’œuvre [...] [44].

 

Le plan comme le tableau n’offrent donc pas une correspondance facile avec la réalité mais incitent à réfléchir sur elle, à trouver un sens dans le chaos inextricable dont elle est secouée, et l’écriture apparaît comme une voie d’accès possible à cet ordonnancement du réel, malgré les difficultés de déchiffrement.
       Quant au roman de Boudjedra, peut-être plus complexe, la conclusion de son étude sera un peu plus longue. En effet, on peut avancer qu’il dépasse un modèle de réflexion largement inspiré par le Nouveau Roman, en ajoutant une dimension sociologique plus que discrète chez Butor. Le mythe de la descente dans le labyrinthe est fortement ancré dans une réalité historique et sociale : le romancier met en scène un étranger illettré, un de ses innombrables étrangers sans visage, broyés par l’histoire, venus travailler dans les usines françaises dans les années 1970. Si cette situation historique permet à Boudjedra de s’interroger plus largement sur la place de l’homme dans un espace incompréhensible et sur la lisibilité du signe, on ne peut en rester à une lecture abstraite et désincarnée. La dimension tragique du meurtre qui clôt le roman dans l’indifférence générale, est moins un assassinat raciste de plus que la figuration de la violence qui régit les rapports de deux civilisations, et l’aliénation de l’étranger dans la culture occidentale qu’il ne maîtrise pas et dont il ne peut faire abstraction. Il semblerait donc que l’influence formelle du Nouveau Roman ait permis ici à Boudjedra l’expression d’une interrogation à la fois philosophique et sociale sur la place de l’homme dans l’univers des signes.
       Si le fil d’Ariane s’est rompu à l’époque contemporaine, c’est peut-être tout autant en raison d’une fracture ontologique régissant la suprématie de la conscience individuelle sur le monde, qu’en raison d’une crise de l’identité incarnée par des étrangers perdus dans une ville étrangère ; un Français parlant mal l’anglais à Bleston est isolé et subit l’hostilité de la ville, mais le sentiment d’étrangeté n’est qu’un point de départ à une réflexion sur la lisibilité du signe dans le réel ; un Algérien venu du bled pour travailler dans la métropole française des années 1970 est voué à une véritable mort, même s’il sort indemne du labyrinthe. Il est mort d’abstraction, pourrait-on dire, dans la mesure où il a été « abstrait » de l’espace métropolitain au nom d’une logique de « pureté des lignes » dont témoignent à la fois l’architecture du métro et la tendance au schéma clair, à la carte qui gomme les « fers barbelés », les conflits. Le mythe est réincarné avec une violence et une force qui figurent eux-mêmes une certaine réalité dont Boudjedra n’a cessé de témoigner.
       Le plan et la carte, loin d’éclairer le réel, portent témoignage dans ces deux romans du rapport difficile de l’homme à son espace, certes, mais surtout de sa difficile lecture des signes qui l’entourent et dont le code semble s’être séparé de l’entendement immédiat. Ces objets figurent le rapport du signe concret à sa représentation abstraite, ils sont dans nos deux œuvres les fils d’Ariane qui permettent de saisir la fracture ontologique entre la réalité et sa représentation, entre la production picturale ou littéraire et son interprétation, une fois brisée la transparence de l’évidence ; de l’ère du soupçon qu’illustre le roman de Butor, on passe imperceptiblement à celle de la brisure exprimée dans toute sa violence dans le roman de Boudjedra.

 

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[44] A. Peyronie, article « Ariane » dans Dictionnaire des mythes littéraires, sous la direction de P. Brunel, Monaco, Editions du Rocher, 1988, p. 168.