La carte et le plan, fils d’Ariane
de L’Emploi du temps de Butor
et de Topographie idéale pour une
agression caractérisée
de Boudjedra

- Claire Mazaleyrat-Lechopier
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       Cette description du plan est orientée par le regard de l’étranger qui ne comprend pas le sens de ce qu’il voit : la description est alors curieusement « objective » puisqu’en dépit du regard subjectif qui l’oriente, elle fait l’objet d’un inventaire neutre de signes sans nulle tentative d’interprétation : l’énumération des couleurs des lignes, les termes géométriques de « lignes » et « ronds » s’opposent au ressenti personnel. Le plan est à la fois l’altérité absolue, ce qu’on ne comprend pas, qu’on ne compare pas, et le comparé du « trop-plein d’impressions vécues », qui encombrent la mémoire du personnage, elle-même personnifiée à travers ses « envies ». Le paradoxe est frappant : d’une part le refus d’investissement intellectuel, le refus de donner du sens au spectacle considéré, d’autre part l’analogie entre les lignes du plan et les impressions personnelles, qui s’emmêlent dans la plus grande confusion. Le plan apparaît donc comme le lieu de la prise de conscience du chaos. Le surgissement de l’idée de l’altérité s’exprime plus loin dans le texte, à travers l’image de la ligne-frontière qui rappelle au personnage sa condition d’étranger :

 

       [...] ne sachant pas quel est le nord du sud et quel est l’est de l’ouest avec, autour de l’enchevêtrement des lignes, un tracé en pointillé comme s’il s’agissait de quelque frontière honteuse ébauchée à la hâte, un peu en catimini, au cours d’une nuit très pluvieuse, pour mettre ceux qui sont au-delà du tracé devant le fait accompli, avec aussi en deçà de la ligne frontalière, une teinte différente de celle (blanche) sur laquelle courent les différentes lignes aux couleurs variées [...] [8].

 

       Le plan est investi d’un imaginaire de la frontière qui oppose ceux du haut à ceux du bas, à travers un parallélisme simpliste mais caractéristique de la position de l’étranger dans la capitale française. L’hypallage de l’adjectif « honteuse » et les images révélant l’activité frauduleuse du tracé des frontières témoignent d’une politique d’immigration hypocrite dans la France post-coloniale des années 1970, ce qu’illustrent de nombreuses autres allusions du roman et l’implication très politique de l’auteur lui-même [9]. D’autre part, il est significatif que le plan perde son aspect topographique, orienté au nord, au profit d’un schéma abstrait, sans référent dans l’espace habitable de l’étranger : la détermination d’un objet sur un territoire, par rapport à un espace compris, rationnel, fondé sur les rapports entre la position de la terre et celle des astres, telle qu’on l’utilise dans une carte topographique (les points cardinaux témoignent de ce mode d’habiter l’espace), a cessé au profit d’une position appréciable par les seules directions, qui n’ont évidemment aucun sens pour l’étranger. Il s’agit du passage d’une orientation universelle à travers les points cardinaux, donnés par les étoiles et le soleil, à une position plus éminemment culturelle que proprement spatiale. L’individu est broyé dans une civilisation qu’il ne maîtrise pas et qui a pour seuls repères ceux qu’elle s’est artificiellement créés. La dimension sociale et politique du roman apparaît donc à travers cette description du plan comme objet d’égarement, mais aussi d’aliénation pour le personnage de Boudjedra, jamais nommé, c’est-à-dire dépourvu de toute identité. Cette absence de nom en fait certes un personnage type, universel – la figure de l’étranger –, mais montre surtout une existence sans essence, une pure occupation de l’espace passagère : un usager du métro anonyme et étranger au monde qu’il ne fait que traverser.
       L’égarement dans ces deux romans est porteur d’une dimension métaphysique qui rappelle directement le mythe du labyrinthe : il s’agit moins d’une perte des repères spatiaux que d’une aliénation, une perte d’identité à travers la perte du sens. Cette notion est l’objet d’un jeu sur ses deux significations : le « sens » est à la fois l’orientation donnée, et qui justement est perdue à travers ces leurres que sont cartes et plans, et la « signification » du cheminement. Cette recherche herméneutique est mise en scène à travers la spécularité et les différents niveaux de mise en abyme de nos textes.
       Les repères sont donc brouillés pour l’étranger et ses errances le conduisent toujours plus loin dans le labyrinthe des lignes indéchiffrables, celles du métro et celles de l’écriture. En effet, ce qui réunit ces deux romans autour des trajets énigmatiques réside surtout dans la question de la représentation : alors que les plans et les cartes égarent personnage et lecteur, c’est dans les lignes écrites que la narration s’ordonne. Face à l’incompréhension figurée par l’arbitraire des lignes tracées sur le plan, s’amorce un procédé de déchiffrement de la réalité à travers l’écriture, qui décrit ces plans et ces cartes ; le personnage s’efforce de « démasquer la carte blanche » [10] selon Butor, de combler le blanc de l’incompréhension entre les lignes, d’assembler les pièces du puzzle. De la même façon, le plan que ne parvient pas à déchiffrer le personnage de Boudjedra est reconstitué par le lecteur – qui, lui, sait lire les indications du métro parisien – par le processus de la lecture, opération qui donne sens au chaos dans lequel est plongé le personnage.
       La carte et le plan représentent à différents niveaux dans les deux romans une réflexion sur la lecture qui donne sens aux signes absurdes de la réalité. Mettre en scène des étrangers qui ne savent pas lire le plan de la ville ou du métro parce qu’ils n’ont pas les repères des habitants (il est significatif que Jacques Revel rachète une seconde carte de Bleston pour reconstituer dans son récit « l’accident », une fois qu’il connaît la ville et sait s’y orienter) permet une réflexion sur la lisibilité du signe, dépendant d’un contexte culturel et social. L’étranger qui interroge le signe est exclu de la ville, mis à mort dans le cas de l’immigré algérien. Le danger de ce déchiffrement est illustré par la figure omniprésente et angoissante du Minotaure [11] tapi dans le labyrinthe et qui attend ses proies : s’orienter et comprendre est une question de vie ou de mort. Le narrateur de L’Emploi du temps parvient à s’échapper parce qu’il réussit à trouver de l’ordre, par l’écriture, dans les lignes de la ville, qu’il découvre sa logique interne. Mais l’opacité des lignes tue l’étranger qui ne sait y trouver un sens.

 

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[8] Ibid, p.19.
[9] Il s’agit d’une double frontière ici : d’une part, la dénonciation du tracé arbitraire des frontières à l’époque coloniale, qui partage l’Afrique en pays abstraits à travers une ligne « blanche » qui nie toute réalité au territoire traversé et fait partie d’un processus d’aliénation des pays soumis. D’autre part, la frontière est celle qui sépare au moment du récit le pays dont on émigre de celui où l’on émigre : le travailleur algérien est à la fois nécessaire à la politique économique de la France des années 1970 et rejeté en raison même de son origine étrangère. L’image du tracé des frontières permet donc de réunir dans une même dénonciation deux temps des relations franco-maghrébines, la colonisation et l’immédiate après-colonisation, pour en montrer la continuité.
[10] M. Butor, L’Emploi du temps, Op. cit., p.364 (désormais abrégé ET).
[11] Outre l’ambiguïté des « boyaux » du métro très présents dans le texte et qui rappellent ceux de la veine Guillaume du Voreux dans Germinal, on trouve de nombreux effets d’annonce de la mort qui attend l’étranger, marqués par la monstruosité des agresseurs, évoquant donc le Minotaure : « La horde avançait sur lui l’haleine fétide puant la bière de luxe, la vision brouillée par la jouissance sadique de le voir essayer de battre en retraite sans lâcher sa valise de plus en plus avachie, le rire gras et lugubre fracassant le silence de la nuit touchant presque à sa fin, le couteau à cran d’arrêt à fleur de poche, les yeux vitreux et froids striés de sang » (p. 157). Ce passage mélange les caractéristiques humaines (le sadisme, la boisson, le rire, le couteau, évoquant un stéréotype social, celui de la bande de voyous) et les métaphores animales (la « horde » de loups, l’ « haleine fétide », les « yeux vitrés et striés de sang »...) qui accentuent la sauvagerie des agresseurs. C’est dans ce mélange que réside la monstruosité. Le métro devient l’antre du Minotaure, même si le terme n’est pas prononcé, parce que la bande figure la barbarie sanguinaire et la monstruosité de ce « boyau » sans fin.