Une carte eschatologique :
« La Porte de L’Orient »

- Ana-Maria Gîrleanu-Guichard
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       Phénomène météorologique très présent en Provence, le vent devient sous la plume de Guez non seulement la métaphore traditionnelle de l’inspiration, garantie d’une parole pneumatophore, mais encore un symbole de la liberté. « Le rideau du temple reste déchiré. Il [le Christ] nous avait voulu comme le vent » [59], lit-on dans un texte de L’Annoncée (1983), référence implicite au célèbre passage de l’Evangile selon saint Jean : « Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit » (Jn. 3, 8).
       Du haut de ses deux mille mètres, le « Géant de Provence » veille sur toute la région. Il se termine à l’est par les Dentelles du Montmirail au pied desquelles se trouve l’Atelier des Grames. Et on dit que, par temps dégagé, le regard porte jusqu’à Notre-Dame-de-la-Garde à Marseille, autre repère majeur de la cartographie personnelle du poète. C’est là que Guez eut sa vision inaugurale et la confirmation de sa vocation poétique :

 

       Le 7 Mai 1969, à Marseille, sur le seuil de la Basilique Haute de Notre Dame de la Garde, la première vision par laquelle mon âme jusqu’alors hors de mon propre monde sensible se manifesta au commandement d’un vrai repentir, ainsi se mira dans le visage souriant et de noirs gravé d’une Mère et de son enfant [60].

 

       Toujours à Marseille, au bord de la mer, sur la corniche, se trouve un monument aux morts dédié à la mémoire des poilus d’Orient. Une énorme arche en pierre se dresse en direction du Levant. Son nom est La Porte de L’Orient.
       Il apparaît à l’évidence que c’est un endroit géographiquement repérable mais chargé pour le poète d’une haute signification affective ou symbolique, qui dévoile une dimension autre du monde. C’est ici qui s’écarte pour laisser entrevoir (un) là-bas à travers les « portes » par lesquelles les mondes communiquent, ces « portes » que le poète a constamment cherchées. Dans un entretien radiophonique, le poète avoue à Pierre Oster qu’il a toujours essayé de « savoir où les mondes communiquent, où sont les portes... Est-ce qu’en Islande il y a une porte des enfers ? Est-ce qu’à Rome il y a une porte du ciel ? » [61].
       Aussi des noms d’endroits réels se mêlent-ils aux repères d’un monde autre comme pour dire que les « deux royaumes cohabitent » [62] et qu’il est possible de (re)trouver les passages, les ponts de communication dès lors que l’on sait lire le paysage comme une écriture : « Entre Le Ventoux et La Combe de Lourmarin en Liberrond le ciel des îles se dissipe blanc avec le retour de la mer comme il en serait d’une écriture » dit un autre passage de la carte. Tout ceci n’est pas sans rappeler une idée chère à Yves Bonnefoy, développée dans L’Arrière-pays, à savoir que l’harmonie du paysage a un sens [63]. Seulement, pour Guez, ce sens ne se donne pas essentiellement dans l’acte de nommer les choses mais avant tout dans une expérience intérieure circonscrite par ses moments et ses lieux. D’où la nécessité d’en tracer une carte.
       Certes, l’écriture de Guez renoue avec la tradition, très riche, du monde comme écriture, comme livre, et avec la croyance que savoir en lire les signes, c’est faire déjà le travail du salut. Aussi le livre qui en résulte n’est-il pas un simulacre spécieux du monde qui nous détourne de celui-ci. Il se veut, au contraire, l’intermédiaire privilégié qui nous révèle le monde dans sa vraie dimension et prépare à la connaissance de cette réalité essentielle et intime qu’est l’âme :

 

       Il est des œuvres pour médiatiser notre rapport à notre propre âme [dit le poète] l’intercession d’une œuvre du Piranèse ou de la musique de Mozart par exemple remplace aujourd’hui les intercessions traditionnelles qui nous faisaient prier saint Thomas d’Aquin ou saint François d’Assise [64].

 

       Plus encore, cette conception de l’écriture assume que notre monde ne serait que la « matrice » qui « enfanterait par le livre de cet autre monde qui serait le véritable lieu du livre, des livres, là où vie et livre se vivent d’un même qui est leur grâce » [65]. Ainsi le rôle ultime de l’art est de créer l’au-delà en transfigurant le monde, de « lier le ciel et la terre par un acte poétique » [66].

       Dans ce contexte, la carte s’avère être la forme symbolique parfaite pour une telle entreprise. Objet utilitaire, elle enseigne une route ou rafraîchit la mémoire, elle se veut un instrument pour un voyage dans l’imaginal, pour une « navigation immobile que seuls les mots prononcent et situent » [67]. Objet conceptuel, elle représente un espace, une « étendue » autrement secrète, le monde de l’âme. A travers sa signalétique complexe, elle exprime une réalité insondable, elle en constitue une figure devenant ainsi un objet esthétique, un objet d’art.
       La force de cet objet complexe jaillit d’un incessant aller-retour entre sa forme et la parole qui l’habite, entre son dehors et son dedans. Les interactions formelles et thématiques mises en place sont d’une richesse exceptionnelle. Chaque élément est porteur de significations à plusieurs niveaux : les matériaux (plomb, céramique, papier), l’écriture manuscrite et typographique, les signes, dessins, symboles, enfin le format du papier, sa texture, son pliage.
       Le pli est peut-être un des éléments les plus éloquents de l’architecture de cet « objet : livre ». Point commun entre la forme matérielle de la carte et du livre, le pli représente symboliquement la dynamique visible/invisible, le zigzag de la mémoire affective ou encore la mise au secret d’un message destiné aux seuls initiés. Le pli soustrait au regard un contenu déjà crypté par l’écriture et les dessins-signes de la carte.
       Paradoxalement, l’efficacité de cet objet inédit procède justement de la difficulté de le lire – il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un « objet : livre » – de la nécessité de fournir un effort, de participer de manière active, voire affective à son décryptage. Il s’avère être, en définitive, une « porte », une entrée dans un pays de signes, traces, dessins, où nous sommes libres de nous frayer une voie grâce à notre imagination, un objet qui nous aide à retrouver ou plus précisément à nous souvenir du chemin vers l’au-delà qu’est notre âme.

 

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[59] « La Tour », L’Annoncée, Toulon, Editions Spectres familiers, 1983, [p. 67].
[60] « La Nuit des preuves », Poésie 2001, février 2001, p. 25.
[61] Voir note 34.
[62] « Les royaumes cohabitent, ils sont coprésents parmi nous, mais ils se séparent avec la mort » (« L’A venturée », L’A venturée, op. cit., p. 44).
[63] « J’aime la terre, ce que je vois me comble, et il m’arrive même de croire que la ligne pure des cimes, la majesté des arbres, la vivacité de l’eau au fond d’un ravin, la grâce d’une façade d’église, puisqu’elles sont si intenses, en des régions, à des heures, ne peuvent qu’avoir été voulues, et pour notre bien. Cette harmonie a un sens, ces paysages et ces espèces sont, figés encore, enchantés peut-être, une parole, il ne s’agit que de regarder et d’écouter avec force pour que l’absolu se déclare, au bout de nos errements. Ici, dans cette promesse, est donc le lieu » (Y. Bonnefoy, L’Arrière-pays [1972], Paris, NRF-Gallimard, 1992, p. 10, nous soulignons).
[64] « Le Tombeau immergé », La Mort a ses images, op. cit., p. 19.
[65] « Le livre, ni sujet ni objet », Prière d’insérer ou la quête de l’identité, Atelier des Grames, 2007, p. 20.
[66] Du fou au bateleur, op. cit., p. 26.
[67] « L’Ignorance de l’astreinte », La Secrète, op. cit., p. 23.