Une carte eschatologique :
« La Porte de L’Orient »

- Ana-Maria Gîrleanu-Guichard
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Fig. 12. Conques, tympan de l'église Sainte Foy

La « transcarnation »

 

       Le terme apparaît dans l’œuvre au début des années 1970, période fertile en recherches et tâtonnements. C’est au cours de ses riches entretiens avec Yves Bonnefoy, qui représenta longtemps pour Guez un interlocuteur privilégié, une sorte de maître ès poésie, que le terme de « transcarnation » fut créé. Le poète s’en souvient :

 

       Un soir, rue Lepic, j’évoquai la figure de la Vierge. Yves Bonnefoy se posa la question de l’étymologie du mot. [...] Une autre fois j’employai le mot d’excarnation, sans me rappeler qu’Yves Bonnefoy l’utilisait. Il me proposa le mot de transcarnation qui convenait mieux à ma thématique. Le mot n’existait pas. Il avait vérifié dans un dictionnaire de théologie [25].

 

       Si Yves Bonnefoy déconseille à Christian Guez d’utiliser le terme « excarnation », c’est que dans sa poétique, il est entaché d’une connotation négative. En effet, Bonnefoy dénonce la « parole excarnée » comme l’un des écueils de la poésie contemporaine. Œuvre des prestiges de l’abstraction, la « parole excarnée » est le signe du repli de la poésie sur elle-même, « la poésie de la poésie ».
       Chez Guez, la « transcarnation » ne désigne pas une négation de la chair, de la matière, par un repli dans l’abstrait et le conceptuel mais bien une métamorphose de la chair et de « tout ce qui est » dans cette transfiguration du monde qu’est la résurrection. Le poète le dit lui-même dans Le Tombeau immergé, texte écrit après son voyage, sur les pas de Bonnefoy, aux « tombeaux de Ravenne » :

 

       A Ravenne, peut-être, aurais-je pu signer un poème : Oracle de la Mort et en décider aujourd’hui les Sept Théophanies. Il me fallait alors postuler la résurrection de la matière et des lieux, imaginer la transcarnation de ce qui est et l’hiérocalie qu’il nous appartient d’œuvrer dès maintenant [26].

 

       Œuvrer la « résurrection de la matière et des lieux » dès cette vie devient la haute exigence d’une parole poétique dont la poiesis, l’acte de création, est entendu à la fois dans sa dimension théophanique (il fait apparaître une essence à un autre niveau de l’être) et théopathique (le poète devient, tout comme le mystique, un « intermédiaire par lequel s’exprime et se manifeste la puissance créatrice divine » [27]), selon le mode opérant de l’« imagination active » (on aura remarqué qu’il faut « imaginer la transcarnation... »).
       Un tel travail commence par l’attention à la matière, à la beauté saisissante d’un paysage à certains moments, « vers la fin de la nuit, alors que la lune change de rive et qu’il n’y a plus de vent » [28] ou bien dans l’embrasement d’un couchant de soleil, « cette splendeur que la lumière laisse connaître comme un des vrais moments des choses et des lieux » [29].
       Il ne s’agit donc pas de se détourner du monde mais de le saisir dans sa dimension de profondeur, de révéler l’unité foncière du sensible et de l’intelligible dans l’imaginal, qui est en fait, « ce monde-ci perçu en sa puissance supérieure » [30]. Cette conception du monde instaure une hiérarchie entre le visible et l’invisible en même temps qu’elle rend compte de ce que le poète appelle à la suite de Mircea Eliade, une « hétérogénéité de l’espace » :

 

       Pour l’homme religieux, l’espace n’est pas homogène, il présente des ruptures, des cassures : il y a des portions d’espace qualitativement différentes des autres. “N’approche pas d’ici, dit le Seigneur à Moïse, ôte les chaussures de tes pieds ; car le lieu où tu te tiens est une terre sainte” (Ex. III, 5). (...) Pour l’homme religieux cette non-homogénéité spatiale se traduit par l’expérience d’une opposition entre l’espace sacré, le seul qui soit réel, qui existe réellement, et tout le reste, l’étendue uniforme qui l’entoure. (...) Lorsque le sacré se manifeste par une hiérophanie quelconque, il n’y a pas seulement rupture dans l’homogénéité de l’espace, mais aussi révélation d’une réalité absolue, qui s’oppose à la non-réalité de l’immense étendue environnante [31].

 

       Il apparaît dès lors que l’expérience du sacré induit une perception différente de l’espace et, corrélativement, du temps et montre l’écart irréductible mais aussi une possible coïncidence entre ici et là-bas (adverbes que le poète orthographie souvent en italiques afin d’accentuer leur teneur conceptuelle). C’est cette perception autre qui peut conférer du sens à une vie comme l’explique Guez avec une métaphore liée à l’écriture :

 

       L’envers et l’endroit de notre figuration au monde, le sujet et l’objet de notre incarnation et de notre excarnation, se confondront d’une transcarnation nouvelle qui est le temple, le sens qui vient avec le verbe à la fin de la phrase latine donner le sang et l’âme de la totalité de ce qui était mort et qui attendrait la vie, car nous sommes morts tant que nous n’avons pas mangé le verbe, notre vrai sang. Nous sommes est un livre [32].

 

       La métaphore du livre assimilée à l’existence humaine s’inscrit dans une vaste tradition religieuse qui traverse les âges et les cultures. Elle s’est concrétisée dans l’iconographie chrétienne par le motif du Livre de vie ou Livre de conscience, largement répandu dans la statuaire ou les manuscrits médiévaux. Souvent, le livre de vie est personnel et portatif. Lors du Jugement dernier, un ange ouvre devant le Christ le registre des vies humaines, comme sur le tympan de Conques (fig. 12), ou bien chaque individu se présente devant son Créateur le livre de sa vie ouvert [33].
       C’est précisément ce livre de vie que le poète se propose de métamorphoser en carte, d’en spatialiser le contenu à partir de deux repères bien définis : la « porte de la mort » et celle de la « dormition ». C’est ce que, par ailleurs, réalise symboliquement l’« objet : livre » La Porte de L’Orient :

 

       Je dresse la carte de ma transcarnation, et peu à peu le livre de mon vécu propre devient cette étendue encore irréelle dont une des deux portes est la mort, et l’autre la dormition qui est l’objet du grand œuvre des différentes alchimies traditionnelles.

 

       Les deux portes de la « mort » et de la « dormition » évoquent le début d’Aurélia de Nerval où glisser sous les « portes d’ivoire ou de corne » du Rêve fait entrer dans le temps de « la seconde vie » et dans l’espace des visions où se révèle « l’âme humaine » [34]. Ce lien implicite avec Aurélia rappelle que le rêve éveillé est un autre nom pour l’activité imaginale dans le monde où les corps se spiritualisent et les esprits se corporalisent. Sous ce nouveau régime, le réel est l’avènement de l’âme à son Orient métaphysique ou « événement de l’âme » que le poète interprète aussi en termes d’espace :

 

       Ma créance ne m’autorise pas encore à décider moi-même de ce qui sera l’orient éternel de mes pérégrinations. J’en appelle à la vérité quant à la réalisation d’un site avec ce que je fus [35].

 

        L’achèvement de cette expérience d’individuation spirituelle, appelée aussi par Henry Corbin « voyage en Orient », est la rencontre avec son Double céleste ou son Ange. C’est pour cela que « les cartes de la géographie de la mort relèvent de l’angéologie pratique ».

 

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[25] « Yves Bonnefoy ou la volonté du lieu », L’A venturée, Marseille, Librairie du Sud, 1994, p. 55.
[26] « Le Tombeau immergé », La Mort a ses images, Losne, Thierry Bouchard, 1985, p. 18.
[27] H. Corbin, L’Imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn’Arabî, op. cit., pp. 168-170.
[28] « Neuf Méditerranées », Verticales 12, n° 31-32, 1977, p. 81.
[29] « Le Tombeau immergé », op. cit., p. 13.
[30] C. Jambet, « Poésie et religion de la lumière », Le Caché et l’Apparent, Paris, L’Herne, « Mythes et religions », 2003, p. 22.
[31] M. Eliade, Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, « NRF Idées », 1965, pp. 21-22.
[32] « La Mort comme lieu », L’A venturée, op. cit., p. 20.
[33] L’expression « livre de vie » apparaît dans plusieurs passages bibliques où elle recouvre généralement deux sens. Le premier est celui de livre qui contient les noms des élus, noms qui seront mentionnés au Jugement dernier (Dn. XII, 1, Ap. XIII, 8, XX, 12-15), d’où l’usage des diptyques liturgiques (tablettes placées sur l’autel, portant les noms de tous ceux, vivants ou morts, dont on fait mémoire pendant la messe) dans l’Eglise catholique du Moyen Age ou aujourd’hui encore dans l’Eglise orientale de rite byzantin (Dictionnaire d’archéologie chrétienne et de liturgie, Letouzey et Ané, Paris, 1905-1907, t. IV, 1ère partie, art. « Diptyque », col. 1055-1061). Le deuxième sens, associé au premier, est celui de livre individuel qui garde la mémoire des bonnes et des mauvaises actions accomplies durant la vie et selon lesquelles l’âme sera jugée (Dn. VII, 10, Ap. XX, 12). Dans la Bible, ces deux sens sont conjoints comme le montre aussi l’iconographie médiévale (voir les « livres de vie » des tympans romans de Conques du XIe siècle ou d’Autun du XIIe siècle dans Jean-Claude Bonne, L’Art roman de face et de profil (Le Tympan de Conques), Le Sycomore, 1984, p. 55). Fondée sur l’équivalence mystique entre le nom, le corps et l’écriture, l’œuvre de Guez conserve ces deux sens du « livre de vie » (voir aussi « Nous sommes des livres vivants », La Monnaie des morts, Fata Morgana, 1979, p. 58).
[34] « Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu, et où se dégage de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres ; – le monde des Esprits s’ouvre pour nous. / Swedenborg appelait ces visions Memorabilia ; il les devait à la rêverie plus souvent qu’au sommeil ; L’Ane d’or d’Apulée, La Divine Comédie du Dante, sont les modèles poétiques de ces études de l’âme humaine. » (Nerval, Aurélia, éd. de Jean-Nicolas Illouz, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2005, p. 123). Jean-Nicolas Illouz signale dans une note un autre lien implicite avec Aurélia, à part ces « modèles avoués » : « le modèle de Goethe, avec notamment l’épisode de la descente au « Royaume des Mères », dans le second Faust. Cette notion de « Royaume ou monde des Mères », d’inspiration néoplatonicienne, est bien connue aussi dans l’angélologie sohravardienne qui désigne « trois grands ordres de Lumières » dont le premier est justement « l’ordre longitudinal des archanges formant le monde des Mères » (C. Fleury, Métaphysique de l’imagination, Paris, Editions d’Ecarts, 2000, p. 694).
[35] Nous soulignons.