Les cartes vues à travers le cinéma
- Teresa Castro
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Fig. 2. Rapallo, 1912, carton initial

Fig. 3. Rapallo, 1912, carte de l’Italie

Fig. 4. Rapallo, 1912, panorama sur la ville

La carte, icône du réel : le cinéma des premiers temps

 

       Commençons par les débuts du cinéma, en prenant pour exemple le genre des travelogues, aussi connus, en France, sous la désignation de « panoramas » ou de « vues de plein air ». Selon Charles Musser, le genre était l’un des plus développés au début du XXe siècle [6]. Il n’est pas inhabituel de trouver dans ces films des images de cartes géographiques : c’est le cas d’une série de vues tournées à Rapallo en 1912 où, au carton initial désignant le lieu illustré par le film (fig. 2), succède une carte de l’Italie (fig. 3), où l’on indique, par le biais d’une baguette, sa localisation précise. Le plan suivant – le troisième du film (fig. 4) – donne à voir une vue d’ensemble du fameux port de plaisance de la ville ligure : l’opérateur prend soin de le panoramiquer, par un lent mouvement de droite à gauche. Ces trois images, illustrant trois régimes de signes différents – écriture, carte et image indexicale, font partie d’une même unité discursive dont le but consiste, non seulement à montrer, mais aussi à décrire un endroit géographique particulier. Comme le signale Tom Gunning, « portraying », c’est-à-dire dresser le portrait – une des formes de la description –, est un terme souvent utilisé dans les catalogues des films des premiers temps [7]. C’est sous cette lumière que doit être interprétée l’articulation, au tout début du film, des trois régimes sémiologiques. L’intertitre et l’image cartographique assument dans le « texte filmique » un effet d’annonce : la carte y fait figure d’icône du réel, à mi-chemin entre le régime symbolique de l’écriture et les traces indexicales de l’image cinématographique. En effet, selon le système sémiologique de Peirce, l’image cartographique est un signe iconique : à la différence de l’index, elle ne présente pas un objet, mais le représente ; et contrairement au symbole, elle ne procède pas de façon purement conventionnelle, mais par une analogie. En tant qu’icône, la carte « renvoie à l’objet qu’elle dénote simplement en vertu des caractères qu’il possède, que cet objet existe réellement ou non » [8].
       Si cette succession de trois images est particulièrement intéressante, chacune d’entre-elles figurant la ville de Rapallo selon un mode graphique propre, l’image cartographique nous semble être le symptôme d’un phénomène plus vaste et important. En effet, le caractère à la fois descriptif, topographique et sériel de ces travelogues les rapprocherait d’une raison cartographique. S’ils s’identifient à ce que Tom Gunning désigne par l’« esthétique de la vue » [9], caractérisée par la ressemblance avec l’acte de regarder et un mode descriptif fondé principalement sur la succession de prises individuelles, il nous semble qu’ils relèvent aussi d’une véritable obsession du lieu et du paysage – d’où leur caractère topographique. Leurs images souvent stéréotypées, frôlant la banalité, installent une conscience de réalité et participent activement à la construction de ce que Jean-Marc Besse appelle les « espaces de l’imagination géographique » [10] :

 

       L’imagination est ici cette faculté qui consiste non pas tant à mettre le réel en image qu’à faire passer de l’image au réel, qu’à installer, à partir de l’image une conscience de réalité [11].

 

Le caractère descriptif de ces films de voyage – c’est-à-dire leur énumération plus ou moins détaillée des différents aspects de la réalité – contribue à la constitution de cette imagination géographique. Il s’agit, en outre, de créer un effet de réel, soit par la succession de prises de vue individuelles, soit par la répétition ou la variation minimale des gestes de l’opérateur, parmi lesquels on distingue, notamment, le mouvement panoramique qui donne parfois son nom à l’ensemble des vues tournées. Les opérateurs n’hésitent pas non plus à retourner de façon systématique à quelques-uns de ces lieux, sans cesse cinématographiés par leurs appareils : leurs films s’inscrivent dans le cadre d’une production collective espacée dans le temps. Ces images doivent donc être comprises dans le contexte d’une série, voire d’une culture visuelle plus étendue, incluant dans son univers des photographies, cartes postales, illustrations, cartes, mais aussi des spectacles géographiques situant l’expérience cinématographique dans le cadre plus vaste des mises en scène du monde (comme les expositions universelles) et autres « spectacles de la vie moderne » [12].
       Topographie, sérialité et description seraient ainsi les trois éléments nous permettant d’impliquer le cinéma de non-fiction des premiers temps dans le déploiement général d’une rationalité cartographique, stimulée en ce début de siècle par un mouvement inédit de mondialisation, évocateur (avec les précautions qui s’imposent dans ce genre de comparaisons), du mouvement de découverte et de prise de possession du monde par l’Occident qui caractérise l’âge d’Ortelius. Toujours à propos de ces films, Tom Gunning a remarqué qu’ils se produisent « dans le contexte fervent de production de vues du monde, d’un labeur obsessif de traitement du monde en tant que séries d’images » [13]. L’auteur n’hésite pas à rapprocher ce phénomène du mouvement d’expansion industrielle et coloniale de l’époque, ainsi que de la théorie de Martin Heidegger sur « le Monde en tant qu’image conçue » [14]. Tout comme le géographe italien Franco Farinelli l’a bien signalé, la métaphysique de la représentation – dont « le Monde en tant qu’image conçue » relève – serait le symptôme visible du déploiement d’une raison cartographique [15] ; la période dont s’occupe Gunning est, en effet, marquée par une sorte de pulsion visuelle au sein de laquelle la discipline géographique et la pratique cartographique jouent un rôle fondamental. Dans la tradition lointaine et spectaculaire des espaces de l’imagination géographique, le cinématographe s’affirmerait, lui aussi, comme un autre « système de captation du monde » [16]. Lorsque Gunning conclut que « au lieu de substituts, les images deviennent notre façon de posséder le monde » [17], nous ne pouvons que penser aux cartes, dont les travelogues constitueraient une surprenante actualisation cinématographique.

 

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[6] Ch. Musser, « The Travel Genre in 1903-1904 : Moving Towards Fictional Narrative » dans Early Cinema : Space, Frame and Narrative, sous la direction de Th. Elsaesser, London, British Film Institute, 1990, p. 123.
[7] « “The Whole World Within Reach” : Travel Images Without Borders », dans Cinémas sans frontières / Images Across Borders, sous la direction de R. Cosandey et F. Albera, Lausanne, Payot, 1995, p. 21.
[8] Ch. Peirce, Ecrits sur le signe, Paris, Seuil, « L’Ordre philosophique », 1978, p. 140.
[9] T. Gunning, « Before documentary : early nonfiction films and the ’view aesthetic’ », dans Uncharted Territory: Essays on Early Nonfiction Films, sous la direction de D. Hertogs et N. de Klerk, Amsterdam, Nederlands Filmmuseum, 1997, p. 22.
[10] J.-M. Besse, Face au monde. Atlas, jardins, géoramas, Paris, Desclée de Brouwer, « Arts & esthétique », 2003, p. 11.
[11] Ibid.
[12] L. Charney, V. Schwartz (dir.), Cinema and the Invention of Modern Life, Berkeley, Los Angeles, University of California Press, 1995.
[13] « ... within a context of feverish production of views of the world, an obsessive labor to process the world as a series of images » (T. Gunning, « “The Whole World Within Reach” », art. cit., p. 27).
[14] M. Heidegger, « L’Epoque des “conceptions du monde” », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, pp. 99-146.
[15] F. Farinelli, « Certezza del Rappresentare », dans I segni del mondo. Immagine cartografica e discorso geografico in età moderna, Florence, La Nuova Italia, 1992, pp. 55-70.
[16] J.-M. Besse, Face au monde, Op. cit., p. 12.
[17] P. Alferi, « De l’écrit à l’écran », Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 94, hiver 2005/2006, pp. 26-35.