Les Eigenschriften d’Irma Blank
le texte comme texture

- Giulia Lamoni
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Fig. 6. Irma Blank, Senza titolo

       Dans La Linea analitica dell’arte moderna [37], Filiberto Menna distingue le travail des artistes de l’écriture des années soixante-dix de celui de leurs prédécesseurs, poètes concrets et visuels, ainsi que de celui des artistes qui, dans le cadre de recherches de matrice conceptuelle, utilisent le langage de façon systématique dans leurs œuvres.

 

       [...] La donnée émergeante présentée par la nouvelle écriture semble être plutôt la mise en acte d’un processus de désémantisation, dans le sens où les signifiants graphiques perdent la transparence demandée par la communication normale afin d’acquérir une sorte d’opacité qui bloque le passage rapide, fonctionnel, économique, du signifiant au signifié et qui pousse le lecteur à s’arrêter sur la consistance matérielle des traces, sur leur facture et sur leur résonance corporelle [38].

 

Selon Menna, « l’art comme écriture tente de donner une réponse à une question fondamentale, la question du sujet que les investigations conceptuelles ont laissée en suspens [...] » [39]. Les Eigenschriften s’inscrivent effectivement dans la ligne de cette « nouvelle écriture » décrite par Menna, forme d’art qui met l’accent sur le signe comme trace, sur les gestes d’inscription, et qui interroge la subjectivité du scripteur. Les graphies d’Irma Blank sont des « autographies », c’est-à-dire des écritures de soi et pour soi. Par leur réalisation, l’artiste inscrit dans le champ graphique le temps de l’écriture en train de se dérouler (fig. 6) qui est également le temps de la pensée en devenir, le temps de la vie en train d’être vécue.

 

       L’homme d’aujourd’hui, écrit l’artiste en 1971 dans un texte manifeste, de plus en plus enfermé par les besoins extérieurs de la vie, se trouve pris dans un engrenage de nécessités et d’événements à cause desquels il devient de plus en plus étranger à lui-même. La condition première de l’existence humaine lui échappe : la pensée, la réflexion, la découverte et la mise en lumière de ces valeurs qui lui garantissent un équilibre intérieur. Permettons-nous donc une halte, prêtons l’oreille au silence du secret de l’âme, observons les chemins enchevêtrés de la mémoire, découvrons les traces de ce flux lent, de cette répétition perpétuelle, de cet enchaînement de faits et de temps, et l’esprit, comme s’il bougeait dans un champ d’inertie productive, sans rencontrer d’obstacles, s’ouvre et gagne de nouvelles dimensions [40].

 

       Il nous semble important de conclure notre itinéraire en soulignant l’importance du lien qui se tisse, dans le travail de cette artiste, entre pensée et écriture.

 

       Un système d’écriture réussi ou pleinement développé, remarque Eric Havelock, est un système où la pensée n’a plus aucune part. Il doit être un instrument purement passif de mot prononcé, même si, assez paradoxalement, ce mot est prononcé silencieusement [41].

 

Cette analyse de Havelock correspond assez bien à une vision réductrice de l’écriture qui a dominé la culture occidentale pendant trop longtemps. Les Eigenschriften d’Irma Blank agissent dans le sens inverse, en réhabilitant l’écriture tout en dévalorisant le pouvoir du verbe. Peut-on penser en écriture ? Telle est la première interrogation qui émerge de cette pratique de la graphie. Penser en écriture signifierait, plus en particulier, redonner sa juste place au corps à l’intérieur de la construction de la subjectivité, relier de nouveau les gestes à la pensée. La force de l’art d’Irma Blank réside dans le fait qu’elle oblige le spectateur à penser enfin l’écriture autrement, penser la communication et la subjectivité autrement.

 

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[37] F. Menna, La Linea analitica dell’arte moderna, Torino, Einaudi, « Piccola Biblioteca », 2001.
[38] Ibid., p. XXII.
[39] Ibid., p. XXIII.
[40] I. Blank, Sans titre, texte dans le catalogue de l’exposition à la Gallerie Studio d’Arte 260, Ragusa, 1971, pages non numérotées.
[41] Cité par A.-M. Christin, L’Image écrite ou de la déraison graphique, op. cit., p. 224.