Les Eigenschriften d’Irma Blank
le texte comme texture

- Giulia Lamoni
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Fig. 3. Irma Blank, Senza titolo

       Or, ce qui nous frappe précisément dans les Eigenschriften d’Irma Blank, et qui rend son œuvre particulièrement originale, est le choix de n’exploiter que partiellement les ressources iconiques propres à l’écriture et de ne pas développer une syntaxe visuelle autre à l’intérieur du champ graphique. L’artiste agit dans le sens inverse. Ses œuvres exaspèrent, en effet, la linéarité de la graphie comme transcription fidèle d’une séquence langagière ordonnée dans le temps (fig. 3). Les Eigenschriften, par leur mise en page anodine, conforme aux règles, visent à être identifiées par le public avec n’importe quel texte et non pas avec un texte spatialisé, ce qui indiquerait déjà une différentiation considérable. L’artiste privilégie, par conséquent, une mise en forme qui renvoie - de façon tout à fait ironique - à la soi-disant dépendance de l’écriture vis-à-vis de la « linéarité » [18] de la parole dans le contexte oral et à une vision de la graphie comme reflet conforme du signifiant linguistique.
       Les œuvres d’Irma Blank se configurent donc comme le « champ allusif » [19] de textes traditionnels dont la ligne orientée, flux graphique répétitif, plus ou moins segmenté, a un début et une fin, montrant ainsi sa fonction d’encodage d’une chaîne temporelle. Mais quel discours pourrait être encodé par une graphie illisible ? Si les Eigenschriften font allusion à une parole qui aurait été enregistrée par l’écriture, cet enregistrement a déterminé, de façon paradoxale, non pas la conservation du discours mais sa destruction définitive, sa chute dans le vide. Ces graphies cherchent donc à suggérer principalement qu’un acte d’énonciation a eu lieu. Leur nature est certainement iconique, puisqu’elles dessinent des lignes d’écriture, mais également indicielle. Et c’est précisément dans l’indice, signalant les gestes d’inscription accomplis par l’artiste, que réside le degré zéro de l’écriture qu’Irma Blank cherche à atteindre ici. Alors, par leur silence chargé d’allusions, par leur caractère indéchiffrable, ces œuvres provoquent chez le lecteur / spectateur la frustration de ne rien pouvoir lire, de ne rien comprendre : elles réveillent en lui / elle la conscience de sa profonde altérité.
       Irma Blank revendique donc ici un droit à l’expression qui se passe du devoir de communiquer un message codifié. Ses graphies s’écartent radicalement de l’une des fonctions principales que l’on a attribuées à l’écriture alphabétique, celle de l’utilité.

 

       Médium transparent, médium utile, observe Anne-Marie Christin. Telle est la deuxième vertu de l’écriture dans cette utopie graphique dont l’alphabet occupe le pôle central : l’utilité. Et toujours pour la même raison : c’est ainsi que l’Occident la conçoit parce que telle est son expérience. Utile l’écriture le serait dans la mesure où elle permet de conserver l’oral [20].

 

Les Eigenschriften, par leur linéarité exaspérée, paradoxale, encodent alors uniquement le temps : temps de l’écriture en train de se faire, temps du déroulement de la graphie sur la surface de la page, temps des gestes répétitifs de l’artiste scripteur. L’écriture devient ici une tautologie, elle ne parle plus que d’elle-même et de sa propre genèse : la Langue en a été définitivement expulsée.
       Enfin, alors que l’écriture a longtemps été considérée comme un métalangage par rapport à l’oralité, les œuvres d’Irma Blank détournent cette relation de dépendance en un instrument de révolte. Elle utilise en effet la graphie comme un métalangage plastique pour se référer à l’oralité ou, plus radicalement encore, pour élaborer un discours critique vis-à-vis du système langagier qui la sous-tend. Sa force est celle de l’ironie. Par cette soumission apparente, calculée, aux règles établies et à la tradition, les Eigenschriften mettent en acte une subversion qui ronge le système linguistique de l’intérieur. Leur action est radicale : en débarrassant l’écriture de son asservissement à la Langue, elles la transforment en une pratique créatrice en elle-même. Dans l’univers esthétique d’Irma Blank, celle-ci ne consiste plus, en effet, en un simple système de notation, forme de copie ou de répétition qui exclurait la pensée, mais en un moyen efficace de libérer la pensée du pouvoir exercé sur elle par la Langue.

 

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[18] Le fait que le texte écrit soit inscrit sur une surface, lui confère un caractère visuel et matériel lui permettant de développer sa linéarité de façon tout à fait inédite par rapport au texte oral, soumis aux contraintes du temps. C’est ce que souligne Roy Harris lorsqu’il affirme que « [...] même si la syntagmatique de l’écriture se fonde sur des structures linéaires, ce n’est pas la même linéarité que la linéarité de la parole » (La Sémiologie de l’écriture, Paris, CNRS, « Langage », 1993, p. 225). Dans son article sur la linéarité dans la poésie visuelle, Francis Edeline écrit : « Dans le visuel la linéarité existe aussi, mais construite plutôt que codée. En effet, il n’y a pas de contrainte physique à l’émission qui obligerait à tracer des lignes [...] » (« Linéarité et poésie visuelle (Il Pleut, un quintil basculé de Guillaume Apollinaire) », dans P. Cotte, Langage et linéarité, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999, p. 202). Voir aussi la distinction entre « chronosyntaxe » et « iconosyntaxe » dans Groupe µ, Rhétorique de la poésie. Lecture linéaire, lecture tabulaire, Paris, Seuil, 1990, p. 332.
[19] À propos de l’œuvre de Cy Twombly, Roland Barthes parle de « champ allusif de l’écriture » (« Cy Twombly ou non multa sed multum », dans L’obvie et l’obtus, Paris, Seuil, 1982, p. 146).
[20] A.-M. Christin, L’Image écrite ou de la déraison graphique, op. cit., p. 25.