[35] David Ernaux-Briot, propos rapportés par Frédérique Berthet.
Introduction.
Accorder un film à trois voix : Les Années
- Fanny Cardin
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Une partie des contributions proposées fait le choix d’analyser le film comme une nouvelle pièce au sein de la production littéraire de l’auteure, à partir du commentaire en voix off écrit par Ernaux. L’article d’Elise Hugueny-Léger (« L’invisible des images : effets de mise à distance et constitution d’un récit de transmission dans Les Années Super 8 ») observe ainsi la manière dont le film prolonge le rapport contradictoire d’identification et de distance que les narratrices ernausiennes entretiennent habituellement avec les images – celles du passé comme celles des films qui les fascinent. Cette distance émane d’effets de dissonance (autant dans l’énonciation du commentaire que dans les procédés filmiques) ainsi que de scènes invisibles dissimulées par cette fiction familiale en Super 8. Par-delà les images, ce sont les mots qui font exister cette réalité absente. Partant de la « scène cachée de l’écriture », Elise Hugueny-Léger montre comment le film donne paradoxalement vie au récit de la naissance d’une écrivaine et « ancre cette décennie dans le récit mythique de l’entrée en écriture ».
Dans son article « L’écriture filmique et les représentations esthétiques de l’intime dans la création ernalienne », consacré à l’esthétique de la trace chez Annie Ernaux, Iringo Cora explique comment le commentaire écrit pour Les Années Super 8 rappelle le projet littéraire de ses autres textes, notamment celui des Années. S’y dévoile un même processus de restitution et d’élucidation du passé, dans lequel l’écriture intervient comme un geste d’harmonisation des traces et des souvenirs, et enfin de réparation de la mémoire – un processus qui prend ici appui sur les empreintes matérielles et affectives que constituent les bobines Super 8 exhumées. A la manière de l’écriture photobiographique dont l’auteure est familière dans ses livres, l’« écriture cinématobiographique » des Années Super 8, chargée d’un ça-a-été barthésien, tente de lutter contre l’effacement des êtres et des images par un geste d’archivage et de création.
De la même manière, avec « Dans le livre et hors du livre : Les Années Super 8, un nouveau rapport à l’écriture ? », Nathalie Froloff envisage la place du film dans l’œuvre, en l’interrogeant à partir de son hybridité générique. Nouveau fragment dans une entreprise d’écriture de soi, ce montage de films de famille joue avec certains textes autobiographiques de l’auteure qui se structurent à partir d’images (comme L’Usage de la photo ou Les Années) et dialogue, par son caractère sociologique et son commentaire critique, avec Perec ou Baudrillard. Le rapport complexe que le film entretient au hors champ des images nourrit encore cette esthétique de l’hybridation. Voix off et images ne coïncident pas toujours et le trou béant du hors-champ fait signe vers le geste d’écriture de l’auteure, implicite, qui « redonne paradoxalement sens aux images ». Ce caractère fragmentaire du récit rencontre ainsi la notion de clôture qui structure le film, entre la fin du couple et la clôture du récit – une contradiction que souligne Nathalie Froloff.
De son côté, Anne Coudreuse choisit d’étudier la manière dont le film enrichit et prolonge certains aspects de l’œuvre, soit en nous révélant certains de ses non-dits, soit en posant des images jusqu’alors manquantes sur des sujets évoqués dans les textes. Dans son article « Voir les non-dits et récrire sa vie en la voyant filmée », l’auteure propose de voir Les Années Super 8 comme une « adaptation » de La Femme gelée, dans la mesure où le film met enfin des images sur le mal-être qui, plus de quarante ans auparavant, était au cœur du roman ; le commentaire en voix off ainsi que le montage attentif de David Ernaux-Briot révèlent ce discours absent des images. La séquence consacrée au personnage de la belle-sœur homosexuelle met aussi en évidence le tabou de l’homosexualité féminine dans l’œuvre d’Ernaux, comme un reflet de la société qui l’a vue grandir. Quoiqu’il s’écarte du genre strict du film de famille, le moyen métrage fait des lecteurs-spectateurs d’Ernaux une « famille élargie », nous dit Anne Coudreuse, montrant bien l’émotion et le sentiment de familiarité qui nous saisissent en reconnaissant des images que, jusque-là, nous n’avions fait qu’imaginer en lisant les textes.
Le choix de faire intervenir dans ce numéro des chercheurs et chercheuses des deux disciplines que sont la littérature et le cinéma permet aussi d’élargir les points de vue sur le film, en le traitant comme un objet singulier : par son statut, sa forme, son projet et son processus de création, Les Années Super 8 se distingue fortement des livres d’Ernaux. Ce faisant, il permet aussi d’interroger à nouveaux frais l’œuvre de l’auteure et sa dimension intermédiale. Les contributions qui s’intéressent à la réalisation du film mettent en avant le rôle de David Ernaux-Briot, en tant que collaborateur d’une écrivaine primée mais aussi en tant que fils – avec tous les enjeux personnels, mais aussi esthétiques, que cela peut impliquer.
Dans son article « Des images sonores ou la réanimation cinématographique d’un temps muet », Rémi Fontanel analyse plus concrètement la fabrique du film et les déplacements subis par les images d’archives jusqu’au remontage final. Sa lecture fait notamment ressortir la dimension sonore du film, qui apparaît comme le site ultime de la collaboration entre la voix de la mère et la réalisation du fils. Accompagné du monteur Clément Pinteaux, de la mixeuse Mélissa Petitjean et de la monteuse son Rym Debbarh-Mounir (que l’auteur de l’article a eu la possibilité d’interviewer), David Ernaux-Briot se fait le « réanimateur » de ces images muettes en créant une partition d’« images sonores » finement orchestrée autour du commentaire de l’écrivaine. En sonorisant les images avec des musiques originales et des bruitages pour créer des « effets de présent » ou pour retenir l’attention des spectateurs, il ne s’agit pas d’en proposer une reconstitution sonore complète mais de les « fictionnaliser ». L’article déploie les différentes étapes de ce projet né dans l’esprit de David Ernaux-Briot à l’issue d’une projection familiale : si le commentaire d’Ernaux constitue une « réécriture sonore » d’archives muettes, il est lui-même réinterprété par le montage de son fils, qui vient parfois nuancer le commentaire pour écrire son propre récit.
Dans son entretien avec Frédérique Berthet (« David Ernaux-Briot et la réalisation de Les Années Super 8 : repriser les images et la voix, faire famille »), c’est précisément ce travail personnel d’interprétation et de montage des images de son père et du commentaire de sa mère que le réalisateur évoque. Nous sommes particulièrement heureuses de pouvoir clôturer ce numéro par cette précieuse contribution. David Ernaux-Briot s’est exprimé plusieurs fois aux côtés de sa mère pour la promotion du film, mais cette discussion lui a donné l’occasion et la place d’évoquer seul et dans la durée ses propres choix de réalisation. Si l’article rappelle les liens fructueux qui existent entre l’écriture imageante d’Annie Ernaux et le cinéma, l’entretien porte précisément sur la fabrique des Années Super 8. Frédérique Berthetsouligne ainsi « la perception évidente par le spectateur d’être devant un film de cinéma, un premier film pleinement maîtrisé qui s’insère dans les conventions du cinéma » : un film avec sa grammaire cinématographique propre, et dont le projet singulier se situe au croisement du montage de films de famille, du documentaire d’archives et du récit autobiographique. La discussion permet au réalisateur d’aborder la genèse du film, l’enregistrement de la voix off de sa mère (et le travail minutieux pour modeler et lisser cette matière sonore au montage son), le réagencement du commentaire pour dramatiser progressivement la fable du film, mais aussi ce rapport intime aux images de son père : « ce qui a été comme une révélation en réalisant ce film, c’est que j’accomplissais peut-être le désir de mon père : le désir qu’il avait pu avoir de faire un jour un film » [35].
[35] David Ernaux-Briot, propos rapportés par Frédérique Berthet.