Introduction.

Accorder un film à trois voix : Les Années
Super 8
ou la partition d’un remontage

- Fanny Cardin
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Une œuvre collective

 

C’est également un geste de remontage qui donne sa forme aux Années Super 8, moyen métrage issu de films de famille. Ce dispositif s’accompagne, comme dans les textes écrits à partir de photos, d’une réflexion sur les images et sur leur résistance face à l’entreprise mémorielle. Le commentaire en voix off d’Ernaux témoigne à plusieurs reprises de la nécessité de voir « derrière l’image » [29] et de mesurer, par un jeu de pronoms, la distance qui sépare l’écrivaine de la jeune femme qu’elle était ; ainsi, de la même manière que dans Mémoire de fille, le « je » de la narratrice s’oppose au « elle » de la femme du passé. Cependant, dans le film, la problématique de la résistance des images et de la difficulté de l’entreprise d’écriture se trouve ici quelque peu déplacée. L’abondance d’images ne se signale plus comme un problème, car le travail matériel d’agencement des archives n’est plus ici du ressort de l’auteure : c’est David Ernaux-Briot, son fils, qui dirige cette fois-ci l’opération de montage, des images filmées par son père jusqu’au texte écrit et enregistré par sa mère.

En ce sens, le dispositif est très différent de la méthode habituelle de l’auteure. Si l’écriture du commentaire est déclenchée par des images, Ernaux n’est pas à l’origine de ce projet : c’est suite à une projection des bobines Super 8 en famille, à la demande des petits-enfants de l’auteure, que David Ernaux-Briot émet l’idée du film et invite sa mère à écrire sur ces images. Le texte ne procède donc pas de la nécessité intime d’écrire qui anime habituellement l’auteure, comme elle en a souvent témoigné dans ses journaux. Dès lors, dans Les Années Super 8, la question de l’énonciation se trouve déplacée par la nature collaborative du processus de fabrication du film, objet hybride construit à plusieurs mains mais dont l’initiative, la réalisation et le montage final sont le fait des choix de David Ernaux-Briot. Le film rejoint ainsi la liste des projets collaboratifs [30] entrepris par l’écrivaine et invite à considérer l’impact de ce geste de co-création sur l’œuvre.

A la différence de la création littéraire, la production d’un film est le plus souvent le fruit d’un travail collectif, qui interroge et déplace la notion d’auteur. Le film de famille déploie cette pratique collaborative à l’intérieur d’un collectif déjà constitué, dont chaque membre devient acteur (et parfois metteur en scène et technicien, selon les situations filmées) ; il est à la fois un film sur une famille et un film fait par une famille. Dans cette organisation collective, les rôles sont très définis : c’est le père qui tient la caméra, il apparaît peu à l’écran. On retrouve là une caractéristique de la photographie [31] puis du film de famille, très souvent réalisé par le père qui démontre son autorité (discrète ici) sur sa famille en contrôlant l’image qu’il veut en donner. Même s’il est derrière la caméra, il est lui aussi en représentation : au début des années 1970, posséder une caméra Super 8, un projecteur, payer le développement des pellicules a un coût. Cela manifeste l’appartenance à un milieu aisé, à une classe moyenne supérieure qui a réussi. Le Super 8 est un indice du statut social de la famille et la caméra un objet de représentation, qui signale une position sociale. Dans Les Années Super 8, cette mise en scène idéalisée de la famille s’avère pourtant trompeuse, comme le montre l’écrivaine dans ses révélations sur l’envers des images. C’est là l’ambiguïté et l’intérêt de l’objet que nous étudions ici, qui reprend la forme du film de famille pour mettre en scène un collectif sur le point de se défaire.

Trois voix en apparence contradictoires s’entrecroisent dans Les Années Super 8 – ou plutôt trois discours, tantôt sonores, tantôt visuels : celui du père, puis ceux de la mère et du fils. Ces derniers offrent tous deux leur propre interprétation des images. Le commentaire de l’écrivaine propose une analyse du discours visuel des bobines, à la manière de ce qu’Ernaux pratique déjà dans ses textes. Par la façon dont elle utilise les images de cette décennie pour faire le récit de son entrée dans l’écriture, et par la mise en valeur de son commentaire vis-à-vis des images – « il fallait des mots » pour donner naissance à ce récit, dit-elle –, l’écrivaine signale la singularité de sa démarche et nourrit sa posture d’auteure. La place de David Ernaux-Briot, si elle paraît moins identifiable au premier abord, est essentielle dans le film : par sa manière d’harmoniser en une adroite partition (plus complexe qu’elle n’en a l’air) ces matières plurielles et ces discours contradictoires, par sa manière de mettre en valeur la voix de sa mère sans hésiter parfois à la nuancer discrètement par le montage [32], le cinéaste se fait le garant de l’unité de ces différents récits, pour refaire famille par-delà le temps.

Elaboré à la suite d’une journée d’étude organisée en février 2023 à l’Université Paris Cité [33], ce numéro veut interroger le statut particulier des Années Super 8 au sein de l’œuvre ernausienne, comme film mais aussi comme projet collaboratif. Il ne s’agit pas de faire de l’auteure une écrivaine-cinéaste à la Duras, puisque de fait Ernaux n’a jamais revendiqué de désir de cinéma ; dans le film, elle conserve ainsi sa place d’écrivaine, sans se mêler de l’élaboration des images ni de leur montage [34]. Les contributions rassemblées ici permettent plutôt d’observer comment le film, par la singularité de son projet, permet d’interroger à nouveaux frais l’œuvre de l’écrivaine, aussi bien du point de vue de ses processus d’écriture que de sa nature intermédiale, en passant par les nouvelles questions auctoriales qu’il soulève.

 

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[29] Annie Ernaux, voix off des Années Super 8. Dans la suite de l’article (et de manière générale dans l’ensemble du numéro), les citations sans référence en note sont extraites de ce commentaire en voix off, écrit et lu par l’auteure.
[30] Voir L’Usage de la photo (Op. cit.), texte écrit avec son compagnon de l’époque, Marc Marie, et accompagné de photos, et les entretiens réalisés avec Frédéric Yves-Jeannet (L’Ecriture comme un couteau, Op. cit.) et Michelle Porte (Le Vrai lieu, Paris, Gallimard, 2014).
[31] Dans son enquête sur les usages sociaux de la photographie dans les années 1960, Pierre Bourdieu souligne le fait que cette pratique est alors un privilège masculin, tous milieux confondus. Tandis que revient aux femmes la responsabilité de construire la sociabilité intrafamiliale en faisant circuler les photos développées, c’est l’homme qui maîtrise l’acte technique. Pierre Bourdieu (dir.), Un Art moyen : Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Minuit, 1965.
[32] Voir notamment, dans ce numéro, la contribution de Rémi Fontanel et l’entretien de David Ernaux-Briot avec Frédérique Berthet.
[33] « Annie Ernaux et Les Années Super 8, des textes au film », journée d’étude organisée par Fanny Cardin et Nathalie Froloff, 4 février 2023, Université Paris Cité.
[34] L’auteure le dit elle-même dans le commentaire en voix off du film : « Premier filmeur, Philippe Ernaux conservera à quelques exceptions près ce rôle que je lui laisserai sans protester, par crainte d’être maladroite dans l’usage d’une technique qui était alors couteuse, et sans doute aussi par une séparation sexuée de nos domaines respectifs, instaurée à l’entrée de notre vie commune ».