L’année 2022 aura indubitablement été l’année Ernaux : outre la distinction considérable que représente l’obtention du prix Nobel de littérature, accompagnée par la parution d’un nouveau texte, Le Jeune Homme [1], et du Cahier de L’Herne dirigé par Pierre-Louis Fort [2], l’écrivaine était également à l’affiche au cinéma dans le moyen métrage réalisé par son fils David Ernaux-Briot, Les Années Super 8 [3]. Programmé à Cannes dans la sélection de la Quinzaine des cinéastes, le film confirme l’intérêt du monde du cinéma pour l’œuvre d’Annie Ernaux, après la sortie, ces dernières années, de deux adaptations de ses livres (Passion simple, de Danielle Arbid, 2020 [4] ; L’Evénement, d’Audrey Diwan, 2021 [5]) et du film du cinéaste Régis Sauder, J’ai aimé vivre là (2020) [6], un documentaire consacré à Cergy et accompagné d’extraits de ses textes lus par l’écrivaine. Les Années Super 8 n’est pas une adaptation puisque le film est construit à partir d’un remontage de bobines Super 8 tournées dans les années 1970 par l’ex-mari de l’auteure. Philippe Ernaux a enregistré en amateur, avec une caméra Bell & Howell, les événements rituels de la vie familiale (fêtes d’anniversaire, vacances au ski, séjours à l’étranger…) pendant une décennie, qui fut aussi celle du délitement du couple. L’écrivaine dévoile ce sous-texte absent des images dans un commentaire en voix off qui structure le montage visuel et sonore réalisé par son fils.
Une écriture imageante : du photographique au filmique
Le film entretient ainsi de nombreux échos avec les livres d’Ernaux. La décennie filmée est évoquée dans certains de ses livres, notamment dans La Femme gelée (1981) [7] dont toute la deuxième partie fait le récit de cette période sous couvert de fiction romanesque. Certaines images du film font aussi l’objet de descriptions dans Les Années (2008) [8], en particulier la fameuse séquence de présentation de la caméra à la famille : le filmeur amateur enregistre, dans l’entrée de la maison d’Annecy, les réactions d’Annie Ernaux et de ses fils surpris par ce « happening théâtral » [9]. De même le commentaire en voix off reprend certains aspects propres à l’écriture ernausienne, autant du point de vue du style que de ses objets d’analyse : l’écrivaine se décrit intimement, tout en rendant compte de l’obstacle que représentent les années écoulées. Le film est une nouvelle pièce dans cette entreprise d’écriture du temps et de la mémoire qui est au cœur de l’œuvre. Ernaux, fidèle à l’écriture « auto-socio-biographique » [10] qu’elle développe depuis La Place (1984) [11], propose aussi une lecture distanciée et sociologique de ces « films de famille » [12]. Se trouve ainsi renforcé le dispositif typiquement ernausien qui consiste à partir d’images pour déclencher l’écriture. Ces archives, au croisement du souvenir intime et du document historique, introduisent de la distance dans l’entreprise de mémoire. Les Années Super 8 poursuit ainsi le projet d’une écriture imageante entre l’individuel et le collectif, le personnel et l’histoire.
Si ses liens avec le cinéma se sont accrus ces dernières années, l’univers de l’auteure semble à l’origine plus photographique ou « photobiographique » [13] que cinématographique. En effet, depuis une vingtaine d’années, la critique a montré combien la photographie est structurante dans l’écriture d’Ernaux, des nombreux passages de « photographies en prose » [14] jusqu’à l’entreprise singulière de L’Usage de la photo (2005) [15]. Le film Les Années Super 8 constitue ainsi l’une des rares occurrences où, dans l’œuvre, le geste d’écrire s’origine dans l’observation d’archives filmiques personnelles, et non plus de photographies (on mentionnera aussi les deux scènes des Années où la narration s’appuie sur la description d’images animées : celle de la première bobine Super 8 filmée par le mari de la narratrice, et celle d’une vidéo filmée en 1985 dans un lycée où l’écrivaine présente ses livres). C’est sur la spécificité de ce geste d’écriture que s’interroge ce numéro. Plusieurs études récentes se sont déjà penchées sur les rapports entre l’écriture d’Ernaux et le cinéma, à travers l’analyse des références filmiques de la « cinémathèque personnelle » [16] de l’auteure, de son « écriture cinétique » [17] et cinématographique [18], jusqu’à une forme de « romanesque cinématographique » [19]. Si l’on a l’habitude de faire remonter la naissance de l’écriture photographique d’Ernaux à La Place, premier texte à proposer des descriptions de photographies familiales [20], le caractère cinématique de l’écriture ernausienne semble encore antérieur : Jacqueline Dougherty, auteure de la seule étude monographique consacrée spécifiquement à la question [21], souligne que cette écriture cinématographique se développe déjà dans Les Armoires vides (1974) [22], à travers la transposition textuelle de procédés empruntés à la grammaire filmique.
Ces différentes études s’inscrivent dans le champ des recherches contemporaines sur une potentielle cinématographie de l’écriture en littérature [23] et permettent de penser la singularité de la relation au cinéma dans l’écriture d’Ernaux, vis-à-vis de la photographie. L’activité d’écriture est mise en scène dans plusieurs textes à travers les métaphores filmiques de l’enregistrement et du montage [24] : ainsi le « récit glissant » [25] de la narratrice des Années, cette « coulée suspendue, cependant, à intervalles réguliers par des photos et des séquences de films »,opère-t-il des « arrêts sur mémoire » au sein de ce flux d’images. Dans Mémoire de fille (2016) [26], il s’agit pourtant de lutter contre la posture passive de « la spectatrice fascinéed’un filmdépourvu de signification » [27]. Si la description des photographies signale bien souvent, chez Ernaux, une forme de résistance ou d’insuffisance des images, la métaphore filmique permet, elle, de retranscrire une autre difficulté liée à la mémoire : celle d’un trop-plein d’images. L’écriture est donc chargée de domestiquer – de réagencer, de remonter – ce « film du souvenir » [28] ; ce faisant, elle se présente comme un tour de force.
[1] Annie Ernaux, Le Jeune homme, Paris, Gallimard, 2022.
[2] Pierre-Louis Fort, L’Herne : Annie Ernaux, Paris, L’Herne, 2022.
[3] David Ernaux-Briot et Annie Ernaux, Les Années Super 8, Les Films Pelléas, France, 2022, 61 min.
[4] Danielle Arbid, Passion simple, Les Films Pelléas, France, 2020, 99 min.
[5] Audrey Diwan, L’Evénement, Rectangle Productions, France, 2021, 100 min.
[6] Régis Sauder, J’ai aimé vivre là, Shellac, France, 90 min.
[7] Annie Ernaux, La Femme gelée, Paris, Gallimard, 1981.
[8] Annie Ernaux, Les Années [2008], in Ecrire la vie, Paris, Quarto Gallimard, 2011.
[9] Annie Ernaux, propos extrait de la voix off des Années Super 8. Dans le reste de l’article, sauf mention contraire, les citations sans référence sont elles aussi extraites du film.
[10] Annie Ernaux, L’Ecriture comme un couteau, entretien avec Frédéric-Yves Jeannet [Stock, 2003], Paris, Folio Gallimard, 2011, p. 23.
[11] Annie Ernaux, La Place, Paris, Gallimard, 1984.
[12] Roger Odin (dir.), Le Film de famille : Usage privé, usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995.
[13] Fabien Arribert-Narce, Photobiographies : Pour une écriture de la notation de vie (Roland Barthes, Denis Roche, Annie Ernaux), Paris, Champion, 2014.
[14] Michèle Bacholle, Annie Ernaux : De la perte au corps glorieux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, p. 64.
[15] Annie Ernaux, L’Usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.
[16] Fabien Gris, « La cinémathèque d’Annie Ernaux », dans Annie Ernaux : l’intertextualité,dir. Robert Kahn, Laurence Macé et Françoise Simonet-Tenant, Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2015, pp. 137-151.
[17] Marie-Pascale Huglo, « En vitesse : Histoire, mémoire et cinéma dans Les Années d’Annie Ernaux », dans Narrations d’un nouveau siècle : Romans et récits français (2001-2010), dir. Bruno Blanckeman et Barbara Havercroft, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 53.
[18] Jean-Benoît Gabriel, « Cinématographie de l’écriture chez Annie Ernaux », Fabula, Les colloques, dir. Aurélie Adler et Julien Piat, avec la collaboration de Véronique Montémont, Annie Ernaux : les écritures à l’œuvre, 2020 (en ligne. Consulté le 2 juin 2025) ; Justine Muller, « La cinématographie de l’écriture chez Duras et Ernaux : L’Amant et Mémoire de fille ou la chambre noire de l’agentivité », Cahiers Marguerite Duras, n° 3, 2023 (en ligne. Consulté le 2 juin 2025).
[19] Elise Hugueny-Léger, « Le romanesque cinématographique de Mémoire de fille », Littérature, vol. 206, n° 2, 2022, pp. 45-57.
[20] Je montre par ailleurs dans ma thèse de doctorat que le roman précédent la parution de La Place, La Femme gelée (1981), est un texte qui, sans s’appuyer encore sur ce régime de la preuve par l’image d’archive familiale, fait déjà de la notion d’image un motif structurant du récit. Voir Fanny Cardin, Faire œuvre du quotidien : Enjeux poétiques et politiques de figuration chez Annie Ernaux et Chantal Akerman, thèse de doctorat en Histoire et sémiologie du texte et de l’image sous la direction de Frédérique Berthet et la codirection de Evelyne Grossman, Université Paris Cité, 2024.
[21] Jacqueline C. Dougherty, Cinematography in the Works of Annie Ernaux : Writing Memory and Reality, thèse de doctorat sous la direction de Martine Antle, Chapel Hill, University of North Carolina, 2011.
[22] Annie Ernaux, Les Armoires vides, Paris Gallimard, 1974.
[23] Voir entre autres : Fabien Gris, Images et imaginaires cinématographiques dans le récit français, thèse de doctorat en littérature française sous la direction de Jean-Bernard Vray, Université de Saint-Etienne, 2012 ; Jean Cléder, Entre littérature et cinéma. Les affinités électives, Paris, Armand Colin, 2012 ; Jean-Louis Jeannelle et Margaret Flinn (dir.), « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) », Fabula-LhT, n° 2, 2006 (en ligne. Consulté le 2 juin 2025) ; Michèle Finck, Yves-Michel Ergal, Patrick Werly (dir.), Littérature et cinéma : aimantations réciproques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2024.
[24] Voir Fanny Cardin, « Usages de la photo, usages du cinéma dans Les Années et Mémoire de fille d’Annie Ernaux », Roman 20-50, n° 79, 2025 (à paraître).
[25] Cette citation et les suivantes : Annie Ernaux, Les Années, Op. cit., p. 1083.
[26] Annie Ernaux, Mémoire de fille, Paris, Gallimard, 2016.
[27] Ibid., p. 38.
[28] Fabien Gris, Images et imaginaires cinématographiques dans le récit français, Op. cit., p. 567.