Les dispositifs d’encadrement de
la lecture dans les Métamorphoses
éditées par Antoine de Sommaville (1660)

- Céline Bohnert
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Fig. 11. A. Tempestà, Metamorphoseon..., 1606

Fig. 12. A. Tempestà, « Hominis creatio », 1606

L’emploi de la tournure passive dans les titres des fables accentue le phénomène : « Daphné changée en Laurier », « Argus tué par Mercure ». Le passif conserve la dynamique du texte ovidien, ce souffle de la métamorphose, tout en éloignant discrètement une partie du récit. Il lui donne déjà un tour de généralité et ménage une place pour le seul être qui véritablement agit dans le grand théâtre de l’univers : Dieu. La tournure passive prépare la christianisation de la matière païenne dans le commentaire, tout comme le choix du participe « changé », plus familier et moins technique que « métamorphosé ». Il a du reste pour variante le participe « converty ». Lorsque le titre de la fable prend la forme d’un syntagme nominal, les termes pivots mis en valeur à l’initiale sont parlants : « Trebuchement de Phaëton » (le terme est à prendre dans sa double acception physique et morale), « Cruautez de Medée, & son mariage avec Egée », « Punition de Penthée, pour avoir mesprisé les advis de Tiresie », ou encore « Révolte des Géants ».

Les formules retenues pour les titres, aussi bien que le principe d’une segmentation centrée autour de cas moraux, rapprochent le poème des collections de figures exemplaires dont le XVIIe siècle s’est montré si friand : ce modèle sous-tend la lecture des Vies parallèles de Plutarque, des galeries de femmes fortes et d’hommes illustres, mais aussi de certains romans, tels ceux de Gomberville, ou encore de textes dérivés de la matière biblique [25]. Ces Métamorphoses illustrées sont ainsi à replacer dans le contexte plus large de l’allégorie mondaine et à mettre en relation avec des ouvrages qui exploitent l’exemplarité morale et rhétorique des fables : on pense aux Emblèmes de Jean Baudoin, aux Peintures morales du P. Le Moyne et, dans le versant mythographique, aux Tableaux du Temple de Muses de Marolles [26].

 

La gravure comme préparation de voie [27] à la lecture : restriction du champ

 

La Renaissance a fortement lié le texte d’Ovide à l’idée de figure. Le poème est supposé faire image, et c’est par là même qu’il doit faire sens. Ce régime figural de l’écriture poétique est celui prêté à la fiction païenne ainsi qu’aux fictions épiques, y compris chrétiennes. Mais ce sens reste à expliciter, à fixer, à transmettre. Aussi la figuration du texte dans les gravures est-elle supposée accomplir la nature même du poème : elle rend son sens lisible parce que visible. La gravure, placée avant chaque segment, définit ainsi le mode d’accès au texte, et oriente la compréhension de son statut et de son sens [28]. Ce que l’on serait tenté de désigner comme une traduction du texte en images relève tout autant d’une forme d’aiguillage de la lecture. Ainsi, les choix iconographiques qui caractérisent la série d’Antonio Tempestà et de ses copies tendent à occulter d’autres lectures possibles, à faire écran, d’une certaine manière.

La matrice des figures de 1660 n’a pourtant pas été gravée pour servir un but édifiant mais pour servir l’étude de l’Antiquité (figs. 11 et 12). Les modèles dessinés par Antonio Tempestà circulèrent dans toute l’Europe parce que le public y trouvait une énergie singulière et un traitement des sujets mythologiques qui répondait au goût commun. De fait, Tempestà avait d’abord gravé des images de piété, des vies de saints en particulier. Mais son style et son génie de la composition s’étaient affirmés de manière beaucoup plus personnelle dans les séries qu’il réalisa à partir des années 1590. Il choisissait pour celles-ci des sujets nouveaux : les chasses, des paysages et la guerre. Sa manière de figurer les Métamorphoses se ressent de son goût pour les scènes de groupe, pour la figuration des chevaux et des paysages, ainsi que de son attention aux actions individuelles et sa propension à saturer l’image. La manière de Tempestà est marquée par l’héroïsation des acteurs. Ses personnages sont fortement mis en valeur par le cadrage et par le choix de l’échelle, nous y reviendrons ; leur action est clairement figurée dans les gestes qui relèvent d’une éloquence souvent impérieuse, ainsi que par la mise en relation dramatique, énergique, des différents acteurs. S’il fallait qualifier l’esprit de ces gravures, on retiendrait volontiers la catégorie de l’épique, à la suite de Michael Bury :

 

He evolved an epic technique in which the great sweep of an event was described and counterpointed with the action of individual. (…) By building on genres which encouraged artistic freedom, where the emphasis was on action separate from individual ethos or the dignity of persons, Tempesta developed new compositional methods and new ways of articulation dramatic subject matter [29].

Il a développé une technique épique dans laquelle la portée d'un grand événement est décrite et contrebalancée par l’action de l'individu. (…) En s'appuyant sur des genres qui encourageaient la liberté artistique, où l'accent était mis sur l'action indépendamment de l'éthique individuelle ou de la dignité des personnes, Tempesta a développé de nouvelles méthodes de composition et de nouvelles façons d'articuler les sujets dramatiques.

 

Une poétique fondée sur le contraste et une rhétorique de la grandeur sous-tendent ces images. Si la représentation des corps et des paysages crée une atmosphère non dénuée de sensualité, Tempestà ne penche pas vers l’érotisme, contrairement à ses contemporains Hendrick Goltzius et Crispin de Passe. On relèvera par ailleurs que l’album de Tempestà n’est accompagné d’aucun texte, si ce n’est l’identification du sujet au pied des gravures. Il revient au lecteur/spectateur de son album de donner sens à ce qu’il voit : celui-ci jouit d’une parfaite liberté pour ménager des liens, s’il le souhaite, avec le texte ovidien et son interprétation [30].

La série ovidienne de Tempestà fut donc livrée au regard du public dans une relative neutralité. Puis son intégration via des copies dans des traductions des Métamorphoses amena une relecture réciproque des figures du florentin et du poème d’Ovide donné en français. On l’a dit, la veuve L’Angelier la première en eut l’idée pour l’édition luxueuse de 1619. Les choix éditoriaux concernant le rythme des gravures et leur position dans le livre contribuèrent à façonner un nouvel Ovide, « héroïque, dramatique, sensuel mais surtout moral et exemplaire au moins autant que poétique » [31]. La réduction du nombre de gravures (la série initiale en compte cent cinquante, celle de 1619 cent trente-quatre seulement) fit disparaître les petits cycles qui déployaient la geste de certains personnages. Une action, un personnage, une image : tel semble être le principe vers lequel tend globalement le livre. Plutôt que de déployer une suite d’actions, l’illustration organise une série discontinue d’instantanés. L’art de Tempestà, tout particulièrement sa manière d’intensifier l’instant critique, sert efficacement cette visée. C’est la conclusion du récit qui est rendue visible, en un resserrement narratif qui dramatise la notion de conséquence : les composantes de l’image semblent articulées par un principe logique autant que par leur répartition dans le temps et dans l’espace.

 

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[25] Voir l’Histoire sacrée en tableaux de Finé de Brianville analysée dans cette livraison par Véronique Meyer.
[26] Sur ces ouvrages et sur l’allégorie galante, voir M.-Cl. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, Op. cit., p. 157-168. J. Baudoin, Recueil d’emblemes divers, Paris, Jacques Villery, 1638-1639 ; P. Le Moyne, Les Peintures morales, Paris, S. Cramoisy, 1640 (réédité jusqu’en 1672) ; M. de Marolles, Tableaux du Temple de Muses, représentant les Vertus, et les Vices, sur les plus illustres fables de l’Antiquité, Paris, A. de Sommaville et N. Langlois, 1655.
[27] Suivant l’expression retenue par Barthelémy Aneau. Voir B. Aneau et C. Marot, Les Trois premiers livres de la Métamorphose d’Ovide, éd. Jean-Claude Moisan avec la collaboration de M.-Cl. Malenfant, Paris, Champion, 1997 ; J.-Cl. Moisan, « Préparation de voie à la lecture et intelligence de la Métamorphose d’Ovide et de tous poètes fabuleux par Barthélémy Aneau », Etudes littéraires, Université Laval, Québec, n° 29, 1987-1988, pp. 119-147.
[28] Voir les travaux de Trung Tran, notamment « Trahir Ovide ? Littéralisation du texte et (dé)figuration du sens : la fiction-figure au risque de son illustration », dans Les Détours de l’illustration sous l’Ancien Régime, sous la direction de P. Giuliani et O. Leplatre, Genève, Droz, « Cahiers du GADGES », 2014, pp. 287-308 et le numéro de Réforme, Humanisme, Renaissance qu’il a dirigé : 77 (déc. 2013), « Fable/Figure : récit, fiction, allégorisation à la Renaissance ».
[29] M. Bury, « Antonio Tempesta as printmaker : invention, drawing and technique », dans Drawing, 1400-1600 : invention and innovation, sous la direction de Stuart Currie, Routledge, London, 1998, p. 194.
[30] On se souvient que la Métamorphose figurée de Bernard Salomon (1557) était, elle, accompagnée de huitains composés d’après les figures. Ces poèmes jouaient avec l’idée du paragone des arts et accentuaient le merveilleux de la fable, quitte à suggérer des prolongements ancrés notamment dans la culture néo-platonicienne de cour. L’album formé des gravures de Pieter van der Borcht et offert aux enfants de Baron (1591), quant à lui, produisait les résumés du pseudo-Lactance en regard des images, dans une intention pédagogique. Voir J.-L. Haquette, « Le parti pris des images : Les Métamorphoses de 1591 chez Plantin-Moretus et la tradition de l’iconographie ovidienne », dans Moyen Age, Livre et patrimoine. Liber amicorum Danielle Quéruel, Reims, Epure, 2011, pp. 295-318.
[31] C. Bohnert, « Ovide réillustré », art. cit.