Les dispositifs d’encadrement de
la lecture dans les Métamorphoses
éditées par Antoine de Sommaville (1660)

- Céline Bohnert
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Fig. 1. H. David, « Le Jugement
de Pâris », 1660

Les moyens mis au service de ce recadrage du texte relèvent eux-mêmes du cadre ou de l’encadrement, et tirent profit des gravures de trois manières. Le façonnage de la matière ovidienne opère d’abord dans la mise en livre par le dispositif de la page et le séquençage du texte ; l’illustration, en rythmant visuellement l’objet, participe à cet encadrement matériel et intellectuel de la lecture. A un deuxième niveau, le contenu même des images, conçues pourtant dans un tout autre contexte, est pris dans l’intention d’ensemble : l’iconographie devient porteuse d’effets moraux dès lors qu’elle entre en résonnance avec l’esprit général de l’ouvrage. Enfin l’accompagnement des planches par des quatrains à coloration fortement christianisante crée un espace inédit au pied des figures : les gravures sont lues par un autre texte que celui d’Ovide avant d’être mises en relation avec celui-ci. Ainsi les images, toujours suspectes d’attirer l’œil pour elles-mêmes et susceptibles d’échapper à l’intention des acteurs multiples du livre, sont, elles aussi, prises dans un dispositif destiné à orienter leur lecture dans un sens édifiant. L’organisation du livre d’abord, l’iconographie ensuite, et, finalement, le déploiement d’un discours ecphrastique sous les images concourent au même effet : la présentation du texte ovidien comme support d’une pieuse instruction. Dans le cadre de ce travail, nous nous consacrerons aux deux premiers points, et esquisserons une rapide présentation des ecphraseis composées pour ces images.

 

Un objet composite : la part du bricolage

 

Les différentes composantes du livre, ses figures particulièrement, obéissent toutes au même esprit. Est-ce un effet plus ou moins fortuit, plus ou moins accepté de leur assemblage ? Faute de documents, on ne saurait restituer avec certitude le faisceau d’intentions et la part d’accommodement pragmatique qui ont présidé à l’élaboration du livre. Mais on peut du moins identifier l’acteur principal, car celui-ci signe son œuvre. L’édition de 1660 paraît deux ans après la mort du traducteur et commentateur Pierre Du Ryer. Si celui-ci est bien l’auteur du texte – son autorité est celle de la traduction et du commentaire, auxquelles s’ajoute l’aura de l’académicien –, c’est Antoine de Sommaville qui est le concepteur et l’architecte de l’édition telle qu’elle est offerte aux acheteurs de 1660. Le libraire le souligne lui-même à plusieurs reprises. La dédicace au chancelier Séguier, qui ouvre le livre, est signée de sa main : Sommaville se forge d’emblée l’image de maître d’œuvre – et, de là, de maître de l’œuvre. Il se donne également comme un passeur capable d’interpréter les intentions d’Ovide et de Du Ryer, de leur donner forme et de les actualiser :

 

Le soin que j’ay pris de mettre leur travail [celui d’Ovide et de Pierre Du Ryer] en estat de paroistre avec quelques nouveaux ornemens aux yeux de la France, me donne sujet de croire qu’ils m’en devroient sçavoir quelque gré l’un & l’autre s’ils estoient en estat d’en avoir du ressentiment.

 

Le libraire semble s’amuser de la liberté que lui donne l’absence – et pour cause – du poète et de son traducteur. Assumant la posture d’héritier, tributaire d’un legs qu’il lui revient de faire rayonner (« Pour moy je tireray toûjours avantage de vous avoir presenté les veilles de ces deux Illustres morts »), Sommaville, n’en revendique pas moins un droit à la reconnaissance des deux auteurs dont il publie le travail. Mise en texte et mise en livre sont présentées ici comme deux opérations clairement distinctes, la seconde donnant tout son poids et tout son prix à la première. Ce n’est qu’après cette dédicace que le lecteur entend la voix de Du Ryer, dans une préface en caractères plus petits et donnée sans signature. En somme, les paratextes inversent le rapport que la page de titre instaure entre le traducteur-commentateur et l’éditeur commercial, devenu ici éditeur scientifique : Sommaville assume la responsabilité des contenus qu’il sélectionne et qu’il agence. Plus loin, celui-ci s’adresse de nouveau au lecteur en une sorte de parabase :

 

Le Libraire au Lecteur.
Une mort precipitée ayant enlevé de ce monde, ce fameux Traducteur Monsieur du Ryer, Nous avons esté privez des beaux Ouvrages qu’il avoit encore dessein de continuer ; & comme il n’a point fait le Jugement de Pâris, j’ay cru qu’il valoit mieux te le donner tel que Monsieur Renoüard l’a laissé, que de te priver de cette piece [10].

 

Comment se compose l’édifice érigé par Sommaville ? Après les deux textes liminaires (la dédicace à Séguier et l’adresse de Du Ryer au lecteur), suivent la table des fables, puis le poème illustré et entrelardé de son commentaire. Sommaville choisit là une option inédite et se démarque des éditions L’Angelier, qui donnaient successivement le poème d’Ovide puis, d’un seul tenant, les XV Discours de Nicolas Renouard. Une deuxième section du livre s’organise autour du Jugement de Pâris du même N. Renouard. Elle est introduite par la note du « Libraire au Lecteur » que nous venons de citer. Une page de titre spécifique, puis une gravure à pleine page, « signée H. david fecit » (fig. 1) renforcent l’effet de seuil, avant que soit donné le texte lui-même, une méditation sur les genres de vie [11]. L’ajout du Jugement de Pâris est justifié par l’habitude et le goût du lecteur. Sommaville reprend un canevas éditorial élaboré dans la première moitié du siècle, et qui avait connu un succès durable. Si l’éditeur semble regretter de n’avoir pu fournir un texte nouveau, le principe d’associer aux Métamorphoses des compositions contemporaines semble un fait acquis. C’est que les éditions vernaculaires se soucient moins de transmettre un texte qu’un matériau placé sous le nom d’Ovide. Renouard et ses éditeurs avaient donc adjoint à la traduction une série de textes variable : outre le Jugement de Pâris, on y trouvait par exemple des Héroïdes, mais aussi, en 1637, la traduction d’un extrait du Roland furieux. L’édition prenait alors l’allure d’une anthologie d’esprit ovidien : le rapprochement mettait en valeur le discours amoureux et la forme épique [12].

 

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[10] Métamorphoses 1660, p. [698]. Les majuscules et les italiques ont été respectés.
[11] Ce texte a connu un fort succès. Il est traduit en espagnol par César Oudin, le maître de langue du roi :  El Juyzio de Pâris [« Le Jugement de Pâris », extrait des Métamorphoses d’Ovide] Hecho en frances por N. Renouard, Paris, Vve Matthieu Guillemot et Samuel Tiboust, 1612. Il sera encore donné dans l’édition de Bellegarde, voir M.-Cl. Chatelain, Ovide savant, Ovide galant, Op. cit., p. 172.
[12] Paris, Pierre Billaine, 1637.