Les instruments moralisés chez Jean Gerson :
des images polyvalentes au service d’une
pédagogie spirituelle

- Isabelle Fabre
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Fig. 5. Echiquier français I

Une image de l’homme intérieur

 

L’image du combat nous ramène in fine à la structuration matérielle de l’échiquier. On a vu que Gerson proposait d’y voir l’image d’un royaume ou d’une société hiérarchiquement structurée, reposant sur la distinction d’un certain nombre de « statuts » et de fonctions. Telle était déjà la démarche de Jacques de Cessoles dans son « traité de morale appliqué aux états du monde » [25] : ayant fondé son développement sur une longue liste d’exempla, le dominicain avait pris le jeu à la fois comme trame et comme fil conducteur, exploitant les règles de déplacement des pièces pour commenter les rapports de force au sein de la société médiévale et définir un modèle de comportement adapté à chaque « état ». Mais l’image est ici, une fois encore, à double fond : le royaume qui intéresse Gerson et qu’il veut donner à voir (et à entendre), c’est le regnum hominis, le microcosme humain « dans lequel on retrouve à un degré supérieur (excellenter) tout ce que l’on vient de dire au sujet du royaume temporel ». Tel est le sensus mysticus altior qu’il lui importe d’enseigner par l’image :

 

Il y a un autre sens, plus profond et caché ; il concerne ce royaume qu’est l’homme, qu’on qualifie de « petit monde », dans lequel on retrouve de manière éminente tous les éléments qu’on a énumérés au sujet du royaume temporel : le roi et la reine, les conseillers, les soldats qui commandent, ceux qui obéissent, enfin les puissances et les vertus qui se joignent pour compléter l’ensemble. L’homme nouveau assisté des vertus et de la grâce lutte contre l’homme ancien, muni des vices et du mal. Les anges et les saints aident l’homme nouveau ; les démons stimulent l’ancien. Dieu suit le combat d’en haut. Le prix de la victoire reviendra à l’homme nouveau, s’il réussit ses coups et si, au moment de l’ultime coup qu’est la mort, l’homme ancien ne le met pas échec et mat [26].

 

Tous les grands thèmes de la pensée paulinienne sont convoqués : l’antagonisme de la « chair » et de l’« esprit » [27], l’opposition entre « homme ancien » et « homme nouveau » [28], le thème du combat de la foi et des armes du chrétien [29], sans oublier l’image du corps mystique rendant compte de la diversité des fonctions et charismes dans l’Eglise [30]. Mais s’il puise chez l’Apôtre sa matière, Gerson insiste sur son application individuelle : c’est en chacun que s’opposent ces deux principes dynamiques que sont la chair (ces désirs égoïstes qui séparent de Dieu) et l’esprit (ce qui en l’homme tend au contraire à l’épanouissement de sa dimension divine) ; se libérer de la chair revient donc à accéder à la liberté véritable, qui est paix et joie en Dieu. Ce combat qu’il appartient à chacun de mener requiert donc un travail intérieur et l’analogie socio-politique est loin d’être gratuite : l’âme civitas Dei est noble par nature, mais livrée au désordre à cause du péché ; régénérée par le Christ, elle se réforme, retrouvant en elle l’image et la ressemblance divines. Le moyen de cette réformation, véritable chemin de conversion ? Se connaître soi-même, tâche ambitieuse que vient ici favoriser la « pratique » (autrement dit la méditation) du scacordum mystique. Car la connaissance de soi ne peut se résumer à un simple mouvement d’introspection : faire jaillir en soi le parfait « chant du cœur » est le fruit d’un travail, d’une discipline patiente et rigoureuse. Sous son apparence statique, c’est donc à une pratique spirituelle rigoureuse qu’invite ici l’image, en insistant sur deux aspects d’une égale importance :

 

- mettre en évidence l’ordonnancement des vertus par rapport aux vices et celui des vertus entre elles, et non se contenter d’une simple énumération à visée exhaustive ;
- montrer le lien entre les dispositions morales et les sens, aussi bien spirituels que corporels.

 

Sur ce dernier point, Gerson se démarque nettement de Jacques de Cessoles. En effet, le rapport qu’il établit entre pièces nobles et pions est nouveau : les deux rangées de pièces ne relèvent pas d’un simple rapport de subordination hiérarchique ; elles sont de nature différente et dans un rapport de dépendance ontologique. En d’autres termes, la qualité des pièces nobles détermine le comportement des pions, tout comme les vertus ou les vices conditionnent l’exercice des sens. On comprend mieux pourquoi Gerson ne s’intéresse pas aux déplacements des pièces sur l’échiquier, contrairement à son prédécesseur dominicain, qui s’en servait pour illustrer l’interaction entre les différents états de la société.

On remarquera enfin que comme dans le cas du psaltérion mystique, l’image se lit aussi bien horizontalement que verticalement. Le mode de lecture horizontal met en évidence les deux « fronts » sur lesquels a lieu la bataille, le temporel à gauche et le spirituel à droite (si l’on se place du point de vue du roi et de la reine, comme le précise dans la partie gauche du cadre le premier échiquier français [31]). Si Gerson propose in fine une interprétation purement psychologique des pièces de l’échiquier [32], en un découpage qui reprend la structure hiérarchique des puissances de l’âme, l’échiquier musical qu’il choisit de représenter est plus riche, car plus polyvalent. Cette figure offre de l’intériorité de l’homme une visualisation à la fois ordonnée et synthétique, mais dont l’insuffisance est en quelque sorte programmée : quel profit tirera-t-on en effet d’un simple inventaire des facultés de l’âme, des vices et des vertus qui s’affrontent en elle, si l’on ne rend pas compte de ces relations dynamiques et de ce qui, souterrainement, les fait naître et les meut ? Dévotion qui « fait sonner les cordes de l’échiquier par dedans selon diverses affections » [33] nous renvoie en fin de compte à la pédagogie mystique du canticordum et à la fonction de « révélateur », voire au principe ascensionnel qu’y revêt la musique : l’homme dénaturé par le péché originel, affecté d’une « dissonance interne », est incapable de retrouver spontanément en lui-même les « nombres » qui le constituaient harmonieusement à l’image du Logos divin ; il doit avoir recours à un moyen extérieur pour retrouver sa propre « mesure ». Tel est, après tout, le rôle de l’instrument et plus particulièrement du monocorde (appelé aussi canon ou « règle ») : s’il  permet de visualiser le calcul des intervalles, il représente aussi, sur le plan spirituel, la « règle d’or » fournie par le Christ, musicus suprême qui met à jour, derrière la diversité des sons qui montent du cœur de l’homme, l’unique « corde de l’amour ». Résorbées dans cet unisson, les dissonances du péché ne sont plus des obstacles : elles font partie de l’harmonie en celui qui, ayant mis l’adversaire échec et mat, a « crucifié la chair avec ses passions et ses désirs » [34].

 

Conclusion : la dynamique spirituelle de l’image musicale

 

Profondeur et mouvement, stratification et polyvalence : telles sont les caractéristiques de l’image musicale dans la théorie du canticordum. Le psaltérion et l’échiquier ne se réduisent pas à une fonction illustrative. Ce sont des « mémoires de sens » reposant sur un tissage complexe de références scripturaires. Types exemplaires destinés à offrir des repères stables dans un apprentissage plein d’embûches, ces figures instrumentales échappent pourtant à la fixité de la réitération par la tension qui les anime : dans le combat qui est le sien en cette vie et qui l’oppose à lui-même, l’homme doit se munir des armes adéquates ; il lui faut très bien se connaître, avec ses vices et ses vertus. L’instrument de musique moralisé ou mystique ne lui offre pas seulement un support analogique riche de significations. Il représente surtout un outil d’introspection et de transformation intérieure, susceptible plus que tout autre de lui faire gravir l’échelle qui peut le mener à Dieu. Voilà pour Gerson la vraie nature du « chant du cœur », ce cœur organum musical que la Sagesse divine a voulu parfaitement harmonieux et qu’elle se plaira à faire sonner de nouveau, pour peu qu’il se « raccorde » au préalable.

 

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[25] A. Collet (éd.), Jacques de Cessoles, Le Jeu des Eschaz moralisé, Traduction de Jean Ferron (1347), Paris, Champion, 1999, p. 84.
[26] Canon pro scacordo mystico (op. cit., §4) : « Sensus alter mysticus altior est de regno hominis qui dicitur minor mundus, in quo reperiuntur excellenter omnia quae de regno temporali dicta sunt, scilicet rex et regina, consiliarii, militares imperantes et exequentes, junctis viribus et virtutibus, quibus ita complentur. Militat novus homo cum virtutibus et gratia contra veterem a vitiis et malitia. Juvant angeli cum sanctis novum; instigant daemones veterem. Spectat ex alto certamen Deus. Bravium victori novo homini, si non in tractibus defecerit neque sibi fecerit ultimo tractu mortis eschac et mat vetus homo, repromittit. »
[27] Voir Rom. 8, 1-17 et Gal. 5, 13-18.
[28] Voir Eph. 4, 22-23 et Col. 3, 8-10.
[29] Voir Eph. 6, 10-17.
[30] Voir 1 Cor. 12, 12-31.
[31] Voir fig. 5.
[32] Voir Canon pro scacordo mystico, éd. cit., §5.
[33] Légende de l’échiquier français I  (fig. 5).
[34] Gal. 5, 24.