Les instruments moralisés chez Jean Gerson :
des images polyvalentes au service d’une
pédagogie spirituelle

- Isabelle Fabre
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Fig. 4. Echiquier latin

Fig. 5. Echiquier français I

Fig. 6. Echiquier français II

L’échiquier moralisé : une psychomachie musicale

 

Venons-en à l’image la plus surprenante, celle du scacordum, instrument hybride forgé par Gerson à partir de la superposition du jeu d’échecs et d’un cordophone historiquement attesté, bien que fort mal connu, sous le nom d’échiquier [20]. L’innovation étant plus poussée que pour le psaltérion, Gerson décline l’instrument en trois figures successives – un échiquier avec légendes en latin suivi de deux autres comportant un texte français (figs. 4, 5 et 6) – ; il assortit le tout d’une présentation qui en laisse entrevoir la complexité structurelle et les différents niveaux d’interprétation :

 

Quand un guerrier en armes garde le parvis de sa maison, ses biens sont à l’abri. Quel est ce guerrier en armes, sinon l’homme nouveau muni des vertus ? Il y a deux sortes de parvis : l’intérieur et l’extérieur. S’oppose à l’homme nouveau, sans trève ni répit, l’homme ancien pourvu de tous les vices. Voilà pourquoi on dit que la vie de l’homme sur la terre est un combat. Ce combat est représenté par le jeu d’échecs, sur le plateau de l’échiquier. On lui superpose, à l’intérieur, un échiquier musical. Les deux ensembles peuvent être désignés du nom de scacordum, autrement dit l’échiquier du cœur ou à cordes. Sa caisse ressemble à celle du psaltérion, ou plutôt du monocorde : on en joue avec les doigts qui touchent les clés, mais celles-ci actionnent plusieurs cordes à la fois. On ne s’attardera pas sur ce mystère, dont on a déjà parlé à propos du monocorde, du décacorde et du canticordum. A quoi il faut ajouter que le chant doit être associé à la mise en mouvement des combattants dans la partie supérieure, par des modulations tantôt rapides, tantôt douces, en exhortant l’homme nouveau selon la manière dont il se bat [21].

 

La superposition des images – le jeu d’échecs et l’instrument musical – induit donc deux modes de lecture, à la fois simultanés et autonomes. L’image qui s’offre à la vue est d’abord celle du jeu d’échecs (scaccorum ludus) : on le reconnaît sans peine à sa table de jeu quadrillée faisant alterner cases blanches et grisées. Sur ce support évoluent les trente-deux pièces usuelles, différenciées par leur nom dans les versions françaises (roy, royne, alphin [22], chevalier, roc et pions) et leur position hiérarchique, qui se font face sur deux rangs. Le dispositif du jeu correspond bien à cet affrontement (militia) qui est mis en exergue dans l’échiquier latin [23] et dont l’enjeu est la victoire par élimination progressive des pièces adverses, jusqu’au « mat » qui clôt la partie.

Comme le psaltérion, l’échiquier est une image en trois dimensions. En effet, le plateau de jeu, d’ordinaire massif, dissimule ici une profondeur, celle de l’échiquier musical (scaccarium musicale), doté comme tout cordophone d’une caisse de résonance sur laquelle sont tendues des cordes en nombre variable. Plus proche du monocorde par le mode de production du son (les doigts actionnent des claves ou touches, au lieu de se servir d’un plectre comme pour le psaltérion), le mécanisme de l’instrument demeure en partie mystérieux. Les cordes étaient-elles pincées ou frappées ? Impossible de se prononcer au vu de ces images, car on ne voit pas les cordes, dissimulées à l’intérieur de la caisse ; seules les touches sont représentées très schématiquement, par de petites barres placées perpendiculairement sur le bord inférieur du cadre : on en compte dix-sept dans l’échiquier latin et huit dans les deux échiquiers français, aux dimensions plus réduites. Elles semblent disposées aléatoirement, du moins dans la version latine.

Tout repose une fois de plus sur la polyvalence de l’image. Mais Gerson va plus loin : dans le cas de l’échiquier, les deux plans superposés (la surface du jeu et la profondeur cachée de l’instrument) fusionnent pour former une image nouvelle, celle du scacordum, mot valise par lequel Gerson entend signifier la dualité de son instrument et bien sûr, son incontestable nouveauté, source de plaisir pour l’esprit, en même temps que stimulation intellectuelle. De fait, l’image fait l’objet d’un élaboration particulière, les deux plans étant logiquement articulés l’un à l’autre, comme le suggère le sous-titre qui situe la musique dans le cadre d’un conflit (quam militiam musica consolatur et hortatur). On peut entendre cette relation de plusieurs manières, selon le type de musique dont il est question. Au sens littéral et auditif, tout d’abord, la musique militaire est propre à exciter l’ardeur des combattants ; c’est sa vertu ou son ethos ; il est donc difficile de s’y soustraire [24]. Sur le plan spirituel, la musique du cœur (canticordum) exerce une influence plus pénétrante et subtile, car non seulement elle encourage l’homme dans sa lutte contre les vices, réglant ses affections et les orientant vers le bien, mais c’est elle qui, dans son affrontement avec le mal, l’anime et module ses actes, activant les différentes vertus au gré des circonstances (nunc vehementioribus modulis, nunc suavioribus). Dans la métaphore échiquéenne, cela se traduit par le déplacement stratégique des pièces et des pions, ainsi que par la rapidité dont témoigne l’enchaînement des « coups », tantôt plus vifs, tantôt plus circonspects.

Le substrat qu’est le jeu est donc, sur un point au moins, radicalement renouvelé : les règles, en particulier le mouvement des pièces, ne sont plus celles des échecs (ludus scaccorum), mais obéissent au principe des proportions musicales, autrement dit aux lois numériques qui déterminent la mise en vibration des cordes. L’image n’est pas seulement dotée de profondeur ; elle possède aussi une dynamique : sa force symbolique est dans sa mise en mouvement, dans l’énergie sonore (vis) – le fait que les sons soient audibles ou pas importe peu – qui la traverse et la propulse. L’image organologique requiert d’être animée par le lecteur musicien auquel elle s’adresse : tout comme l’instrument musical demeure inerte et comme « en puissance » en l’absence du musicien, de même ici l’image est « morte » et « informe » (au sens aristotélicien d’être privé de forme ou de cause finale) sans l’intervention de l’homme qui en joue, et qui n’est autre que celui en qui se livre la bataille.

 

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[20] Il s’agit d’un instrument à cordes frappées et à clavier, rattaché à la famille des clavicordes. On ne l’identifie pas très clairement et les indices (iconographiques et littéraires) sont rares. Pour un aperçu du problème, voir l’étude de Nicolas Meeùs, « The Chekker », The Organ Yearbook XVI (1985), pp. 5-25.
[21] Canon pro scacordo mystico (texte de l’édition Glorieux, t. 10, n°486) : « Cum fortis armatus custodit atrium suum, in pace sint ea quae possidet. Quis iste fortis armatus, nisi novus homo virtutibus adornatus? Cujus atria duo sunt: interius et exterius; contra quem militat homo vetus, vitiis circumseptus, sine pace, sine foedere; propterea dicta est vita hominis militia super terram. Quem figurat militiam scaccorum ludus in scacatorio materiali. Cui superadditum est scaccarium interius musicale. Et hoc in unum possumus appellare scacordum, quasi scacarium cordis vel cordarum; cujus atrium interius instar habet psalterii aut potius monocordi, ubi tactus fit ad claves cum digitis, sed cum pluribus cordis aut fidibus. Circa cujus mysterium non opportet immorari ultra ea quae de monocordo decacordo vel canticordo tradita sunt. Hoc addito, relationem cantici debere fieri ad animationem bellantium in superiori atrio decacordi, nunc vehementioribus modulis, nunc suavioribus, urgendo novum hominem juxta qualitatem belli sui. »
[22] Autrement dit le fou.
[23] Voir la suscription, empruntée au Livre de Job 7, 1.
[24] C’est déjà le constat que fait Boèce, en prélude à son De institutione musica : « N’est-il pas évident qu’à la guerre, les âmes des combattants sont enflammées par le son des trompettes ? » (trad. C. Meyer, Boèce. Traité de la musique, Turnhout, Brepols, 2004, p. 31). Sur la fonction éducative de l’ethos musical, voir Aristote, Politique, 8, 1339-1342.