Les instruments moralisés chez Jean Gerson :
des images polyvalentes au service d’une
pédagogie spirituelle

- Isabelle Fabre
_______________________________

pages 1 2 3 4

partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Si le chancelier Gerson n’a pas laissé de composition musicale ni de traité d’ars musicae, on peut s’interroger sur la place de la musique dans son œuvre abondante, dont l’importance dans l’évolution de la spiritualité du XVe siècle ne s’est jamais démentie. Pour nombre d’historiens, Gerson s’impose comme l’un des derniers théoriciens d’envergure de la théologie dionysienne [1] ; c’est aussi un pédagogue, soucieux de mettre à la portée du plus grand nombre les grands principes de la vie chrétienne. A la fin de sa vie, retiré à Lyon, désormais à distance des troubles politiques et libéré du poids des responsabilités universitaires, il s’emploie à reformuler en termes musicaux une de ses idées maîtresses : penser la théologie mystique de Denys et l’itinéraire qui conduit l’âme à ce sommet où l’amour s’accomplit en une authentique connaissance, c’est « accorder » l’âme au principe ordonnateur du cosmos, fruit de la sagesse divine, qui est elle-même « harmonie ». D’où le choix de la métaphore musicale qui investit alors ses écrits. Outil spéculatif fondamental, la musique est l’infrastructure du monde ; elle est aussi le moyen de réorienter l’homme vers Dieu et de le faire progresser sur le chemin qui mène à une « savoureuse connaissance », loin de l’aridité des spéculations scolastiques [2]. Le volumineux corpus que Gerson consacre à cette question ne laisse aucune place au doute : du Tractatus de canticis au commentaire inachevé sur le Cantique des Cantiques, en passant par l’ample synthèse doctrinale et spirituelle que constitue le Collectorium super Magnificat, il n’est au fond question que de musique, plus précisément de cette musique dont l’homme est à la fois le lieu et l’instrument, ce « chant du cœur » qu’il appartient à chacun de reconnaître en soi pour le rendre conforme au modèle divin et lui rendre sa perfection originelle [3]. A cette fin, Gerson conçoit différents outils destinés à guider le chrétien dans son apprentissage : une gamme mystique constituée d’affects comme d’autant de notes que le cœur produit, en fonction des sujets qui s’offrent à sa méditation, des sons qui s’ordonnent selon des intervalles mesurés et raisonnés, des instruments au sens organologique du terme, enfin, du monocorde théorique à l’étonnant « échiquier musical » en passant par le psalterium de David – on a là un aperçu de la variété des outils que Gerson met entre les mains du débutant pour qu’il progresse rapidement et sûrement.

Lieux d’exégèse traditionnels, ces instruments musicaux puisent dans une mémoire symbolique alimentée par les Pères de l’Eglise et les commentateurs du Psautier qui, depuis Augustin, en ont donné une interprétation morale et spirituelle. Bien qu’il reprenne cet héritage à son compte dans le premier volet du Traité des chants [4], Gerson l’exploite de manière inattendue au moyen d’images instrumentales qui, dans plusieurs manuscrits, accompagnent l’exposé théorique [5]. Ces figures nous interrogent à plus d’un titre et semblent déjouer les efforts d’interprétation : ce sont manifestement des instruments symboliques, mais comment distinguer les différentes strates de sens qui les constituent ? Comment expliquer leur présence dans le cadre d’une doctrine de l’ascension de l’âme vers Dieu ? On est tenté de leur faire jouer un rôle marginal, au vu de leur diffusion limitée, tout en s’interrogeant sur leur fonctionnement : n’invitent-elles pas, tant par leur complexité formelle que par leur polysémie, à penser un nouveau mode de relation entre le son et l’image, dans le cadre d’un discours qui vise à dépasser le sensible afin de mieux explorer un espace intérieur, où la figure finit par s’abolir ? Tel est le paradoxe qu’on se propose d’examiner.

 

Les images musicales dans la théorie du Canticordum

 

Il est des circonstances où l’érudition moderne, par-delà les aléas de la transmission manuscrite, brouille les pistes. L’édition Glorieux qui, dans les années 1960, mettait enfin à la disposition du lecteur l’ensemble du corpus gersonien, en est l’exemple : non seulement elle dissémine la séquence des instruments, mais, estimant sans doute l’image superflue, elle ne reproduit que les bribes de phrase qui en constituent la légende [6]. On découvre ainsi, non sans perplexité, une série de lambeaux discursifs flottant énigmatiquement sur la surface blanche de la page. Il faut ouvrir un manuscrit pour se rendre compte de leur dimension figurative et reconstituer la cohérence du propos qui les sous-tend. Dans les deux témoins complets dont on dispose [7], la séquence se compose de deux noyaux distincts :

 

– un ensemble de figures et de courts textes explicatifs regroupés autour du psaltérion décacorde ;
– un deuxième groupe de figures assorties de brefs commentaires consacrés au scacordum, instrument hybride assimilable à l’échiquier.

 

A ces deux blocs s’ajoutent quelques figures de nature plus théorique, tel que le monocorde, et certains schémas relatifs aux consonances musicales et au système hexacordal, principe de base de la théorie musicale du temps.

Si Gerson renvoie bel et bien à de telles figures au cours de sa démonstration et s’il en recommande la pratique avec insistance [8], on ne peut déduire de l’ample Tractatus de canticis ou du Canticordum au pèlerin, court dialogue en français qui reprend cette matière, qu’il ait lui-même confectionné ces images [9]. Néanmoins, on peut évaluer l’importance qu’il accordait aux images d’instruments en recourant aux textes qui en accompagnèrent la diffusion primitive et font office de guide de lecture. Tous font état d’une ambition : offrir à un illustre destinataire, le jeune roi Charles VII, alors aux prises avec une situation politique délicate, une espérance de réconfort en recourant à l’efficacité d’images exemplaires dont le fonctionnement musical dessine en filigrane un ordre cosmique fondé sur la justice divine. C’est cet ordre qu’il appartient à l’homme – au prince plus qu’à tout autre – de reproduire en lui et autour de lui afin d’accéder à la paix surnaturelle, seule garante de salut, individuel ou collectif [10]. L’image est loin de se réduire à un regimen principis, mais le point de départ en est bien le climat troublé qui règne alors en France et l’urgence qu’il y a, selon Gerson, à se tourner vers Dieu qui seul peut concéder la victoire – d’où la nécessaire louange qui doit accompagner la reconnaissance des interventions divines dans l’histoire :

 

Les chants de louange divine et d’action de grâces furent observés si scrupuleusement par les Hébreux de l’Ancien Testament dans leur culte religieux, qu’ils jugeaient criminel quiconque n’entonnait pas un cantique nouveau dès lors qu’il bénéficiait d’une grâce venue du ciel [11].

 

A grand renfort d’exempla bibliques (Moïse et Déborah, la mère de Samuel, David et Ezéchias, etc.), Gerson insiste sur le fait que la fonction de la musique est d’abord éthique : éduquer l’homme à l’action de grâce, l’amener à reconnaître la souveraineté divine, c’est lui apprendre l’humilité, vertu indissociable de l’exercice de la souveraineté. Mais y a-t-il matière à composer un opuscule « sur le cantique nouveau et le psaltérion décacorde au sens moral et mystique » [12] ? Et en quoi cet enseignement spirituel gagne-t-il à être étayé d’images d’instruments ? C’est que Gerson se fait une haute idée de sa mission éducatrice ; se comparant aux Lévites qui, dans les temps bibliques, confiaient au roi d’Israël un rouleau de la Loi afin que le souverain en fasse faire une copie et puisse la méditer au quotidien, il présente à son prince un modèle (exemplar) :

 

[…] une représentation exemplaire des préceptes divins jadis inscrits par le doigt de Dieu dans le Décalogue sur des tables de pierre, maintenant disposés sous forme de psaltérion décacorde susceptible de plaire par sa nouveauté, d’aider par sa brièveté, d’encourager et d’instruire par ses significations symboliques qui sont nombreuses et pourront être élucidées de vive voix… [13]

 

L’élucidation en sera confiée à deux personnages autorisés, le confesseur du roi et son médecin, Jean Cadart, auquel l’épître dédicatoire est adressée : tous deux, par leur science et leur piété, seront les voix de la méditation gersonienne.

 

>suite
sommaire

[1] Voir l’étude magistrale, bien que déjà ancienne, d’André Combes,  Jean Gerson commentateur dionysien. Pour l’histoire des courants doctrinaux à l’université de Paris à la fin du XIVe siècle, Paris, Vrin, 1973, et la récente monographie de Marc Vial, Jean Gerson théoricien de la théologie mystique, Paris, Vrin, 2006.
[2] Sur la sapida scientia, qui s’oppose à la connaissance purement intellectuelle et qui met en jeu le désir et les affects, voir La Montagne de contemplation, §5 (éd. Glorieux, n°297, p. 19 – sur cette édition, cf. infra note 3).
[3] Sur cette théorie, je me permets de renvoyer à l’ouvrage suivant, auquel j’emprunte aussi les images, réalisées d’après les manuscrits : I. Fabre, La doctrine du Chant du cœur de Jean Gerson. Edition critique, traduction et commentaire du « Tractatus de canticis » et du « Canticordum au pelerin », Genève, Droz, 2005. Pour les autres traités mentionnés plus haut, on se reportera à l’édition moderne des Œuvres complètes procurée par Mgr Glorieux, Paris-Tournai, Desclée & Cie, 1960-1973, t. 8 et 9.
[4] Comme l’atteste son long commentaire de l’instrumentarium du Psaume 150 (éd. cit., §19-26, p. 325-333).
[5] Il s’agit des manuscrits Paris, BnF, Latin 17487 et Tours, Bibliothèque municipale 379, copiés vraisemblablement à la fin des années 1440 dans le scriptorium de Thomas de Gerson, frère du chancelier. Voir aussi Paris, BnF, Latin 3126 et Latin 14905, qui ne reproduisent pas l’ensemble des pièces du dossier.
[6] Ed. cit., t. 9, n°481-488.
[7] Voir supra, note 5.
[8] Gerson invite à plusieurs reprises son lecteur à recourir selon son goût et ses capacités à tel ou tel instrument afin de progresser dans la pratique du canticordum : cf. Tract. cant., I, 2, §18 et 22 (p. 349 et 351), et ibid., III, 1, carmen 6 (p. 457).
[9] Il est possible que son frère Thomas soit intervenu dans l’organisation et la réalisation à proprement parler de la séquence.
[10] Sur les implications politiques du discours musical de Gerson, on lira avec profit l’analyse de Virginie Minet-Mahy, Esthétique et pouvoir de l’œuvre allégorique à l’époque de Charles VI. Imaginaires et discours, Paris, Champion, 2005, pp. 374-403.
[11] Lettre à Jean Cadart, médecin du roi Charles VII (éd. Glorieux, t. 2, n° 52, p. 249) : « Cantica siquidem pro laude divina, pro repetenda quoque sibi gratiarum actione, tantae fuerunt observationis apud veteres Hebraeos in divinae religionis cultu, ut criminis reus haberetur qui non protinus in omnia gratia coelitus exhibita novum satageret canticum depromere. »
[12] Ibid., p. 250.
[13] Ibid., p. 250 : « …exemplar hoc praeceptorum divinorum tabulis lapideis sub decalogo scriptorum olim digito Dei, nunc vero positorum sub figura psalterii decacordi quae sua novitate placeat, quae brevitate juvet, quae recreet et instruat mysteriis; multa quippe sunt qualia poterit viva voce vel tua vel sui confessoris aperire ».