Bien décrire le laid : de quelques formes
burlesques et grotesques de l’ekphrasis
au XVIIe siècle

Claudine Nédelec
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Portraits

 

Beaucoup de portraits [66] burlesques, en cela probablement héritiers de Rabelais (mentionnons par exemple l’« anatomie » de Caresme-prenant dans Le Quart Livre [67]) jouent sur l’effet comique de l’accumulation d’éléments hétéroclites, tout l’art de l’écrivain consistant à construire une « fabrication » originale et quasi surréaliste de son « personnage ». Lequel peut être un melon ou un fromage : si le melon donne lieu à une description où tous les sens sont charmés, celle du Cantal, « Gousset, écafignon, faguenas, camboüis », fromage « A qui la puanteur doit mesme rendre hommage » [68], est bien plus ambiguë :

 

Cet Ambre d’Acheron, ce Diapalmà briffable,
Ce Poison qu’en bonté l’on peut dire ineffable,
Ce Repaire moisi de Mittes et de Vers,
Où dans cent trous gluants, bleus, rougeastres et vers,
La pointe du couteau mille veines évente
Qu’au poids de celles d’or on devroit mettre en vente [69].

 

Citons le portrait du poète crotté par Saint-Amant dans « La Gazette du Pont-Neuf », où s’accumulent les détails complexes d’une pauvreté sordide, pauvreté « compensée » par une grande richesse linguistique. Le « fou de Poëte »

 

Avecques ses yeux de choüete,
Sa barbe en feuille d’Artichaut,
Et son nez en pied de réchaut

 

apparaît à tout le monde un être étrange, et même transformable à volonté, selon l’imaginaire propre à chacun :

 

L’un croit que c’est un loup-garou,
L’autre un singe du Perou :
Cestuy-là que c’est une Austruche,
Cestuy-cy que c’est une cruche,
Et dans ces jugemens divers
L’un dit que Monsieur de Nevers
A des Chameaux en son bagage
De sa taille et de son langage [70].

 

Lui font pendant l’étrange portrait de Charite par Sorel dans Le Berger extravagant, constitué de métaphores réalisées par une « mise en peinture », en fiction par Anselme, en « vrai » par Crispin de Passe [71] ; cet autre portrait, tiré du Courtisan grotesque, fabriqué à l’aide d’expansions jouant sur la polysémie de la langue, quelque chose comme la technique d’Arcimboldo appliquée à la linguistique :

 

Le Courtisan Crotesque sortant un jour intercalaire du Palais de sa bouche, vestu de verd de gris, portoit un manteau de cheminee, doublé de la frize d’une colomne, un rabat de jeu de paume, une chemise de bastion, un pourpoint de treillis de prison, les manches d’un bataillon de gens de pied, les chausses à bandes de violon & à canon de batterie, le bas de mulet, les souliers & mules d’un Medecin, son espee estoit Romaine, sa dague de Sergent. Il estoit parfumé comme un jambon, souple comme un Singe, dispos comme un Basque, adroit comme un joüeur de passe-passe […] [72].

 

Et enfin celui du Destin, le héros du Roman comique de Scarron :

 

Un jeune homme, aussi pauvre d’habits que riche de mine, marchait à côté de la charrette. Il avait un grand emplâtre sur le visage qui lui couvrait un œil et la moitié de la joue, et portait un grand fusil sur son épaule, dont il avait assassiné plusieurs Pies, Geais et Corneilles, qui lui faisaient comme une bandoulière, au bas de laquelle pendaient par les pieds une poule et un oison, qui avaient bien la mine d’avoir été pris à la petite guerre. Au lieu de chapeau, il n’avait qu’un bonnet de nuit, entortillé de jarretières de différentes couleurs, et cet habillement de tête était sans doute un Turban qui n’était encore qu’ébauché, et auquel on n’avait pas encore donné la dernière main. Son pourpoint était une casaque de grisette ceinte avec une courroie, laquelle lui servait aussi à soutenir une épée qui était si longue qu’on ne s’en pouvait aider adroitement sans fourchette. Il portait des chausses troussées à bas d’attaches, comme celles des Comédiens quand ils représentent un Héros de l’antiquité, et il avait, au lieu de souliers, des brodequins à l’antique, que les boues avaient gâtés jusqu’à la cheville du pied [73].

 

Dans tous ces textes, le poète donne bien à lire une création d’art, apte à susciter fascination, admiration et délectation, dans une tension entre deux points limites : viser à construire une re-présentation purement linguistique, où le langage se donne en spectacle, avec pour but de produire la « merveille » devant un art-ifice double : créer un objet qui n’est fait que de mots, et créer un sentiment d’admiration devant un objet ridicule, laid, sale, répugnant… ; ou viser à produire un effet de réel, capable de susciter à la fois la répulsion que produisent les laideurs des réalités basses et l’obsédante matérialité de la vie humaine, et la délectation, devant l’habileté artistique du poète qui recrée cette « boue » et en fait « de l’or », ou tout au moins de l’art. Cette « duplicité » s’accompagne d’une seconde, parallèle : soit l’ekphrasis, par le biais d’une procédure allégorique, se laisse décrypter comme porteuse d’un sens satirique nettement affirmé, et ces « laideurs » sont avant tout dénoncées, même si la jouissance paradoxale d’une esthétique du laid ne manque pas d’accompagner cette dénonciation ; soit l’ekphrasis met d’abord en avant cette jouissance paradoxale, sans signification ni « message », même si bien sûr le geste lui-même ne manque pas d’évoquer une certaine forme, perverse et provocatrice, qu’on appelle maniériste ou expressionniste suivant les époques, d’appréhension du monde et de l’art. Dans l’un et l’autre cas, se crée et se donne à goûter, au cours de l’âge classique, une sorte de beauté grotesque selon la définition de V. Hugo, ou encore de « sublime bas ».

 

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[66] Dont on sait la vogue en littérature, voir entre autres J. Plantié, La Mode du portrait littéraire en France dans la société mondaine (1641-1681), Paris, s.n., 1975, et Fr. Lecercle, La Chimère de Zeuxis. Portrait poétique et portrait peint en France et en Italie à la Renaissance, Tübingen, G. Narr, « Etudes littéraires françaises », 1987. Voir aussi, en version satirique, Ch. Sorel, Description de l’île de Portraiture et de la ville des Portraits, Paris, C. de Sercy, 1659.
[67] Rabelais, Le Quart Livre, édition de G. Demerson, Paris, Seuil, « Points », 1997, chap. XXX-XXXII, pp. 266-280.
[68] Saint-Amant, « Le cantal », op. cit., p. 150.
[69] Ibid., p.152.
[70] Saint-Amant, « La Gazette du Pont-Neuf », Les Œuvres […], dans Œuvres, op. cit., tome I, p. 244.
[71] Le Berger extravagant […], Paris, T. du Bray, 1627, p. 134, frontispice du livre II.
[72] Le Courtisan grotesque. Discours fort agreable, Paris, 1624, p. 1. Ce texte a connu plusieurs rééditions, notamment dans Les Jeux de l’inconnu, Paris, T. de la Ruelle, P. Rocolet, A. de Sommaville, N. Bessin, A. Courbé, 1630), communément attribués à A. de Cramail.
[73] P. Scarron, Le Roman comique [1651], Cl. Nédelec éd., Paris, Garnier, 2010, p. 50.