Bien décrire le laid : de quelques formes
burlesques et grotesques de l’ekphrasis
au XVIIe siècle

Claudine Nédelec
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Les tapisseries des Avantures du baron de Fæneste [21]

 

Au livre IV de cette sorte de roman comique d’Agrippa d’Aubigné, une dame demande à un certain du Monin, poète qui part s’installer en Savoie, de faire réaliser à Lyon une douzaine de tapisseries « de quelque nouvelle invention », avec des « bresmes » [22] (des emblèmes ; la dame, mariée à un cuisinier qui a fait fortune, La Varenne [23], confond les termes qu’elle connaît mal avec des termes de cuisine) pour décorer son château. On voit que la circonstance elle-même est satirique : le poète en question « trahit » en se mettant au service d’un prince étranger ; la dame et son époux ne sont que des parvenus, désireux de tentures ostentatoires et inappropriées (le mari veut en mettre même dans la cuisine !). Les tapisseries seront au demeurant révélatrices, puisqu’elles représenteront quatre triomphes, parodiques des Triomphes de Pétrarque, ceux de l’Impiété, l’Ignorance, la Poltronnerie et la Gueuserie. Leur sens emblématique est d’autant plus important que les quatre chapitres qui les décrivent constituent les quatre derniers chapitres des Avantures ; pourtant, il n’est pas dénué d’ambiguïté. D’une part, le narrateur (ici le sieur de Beaujeu) avertit, non sans ironie, qu’il est besoin d’une « explication », ce qui est peut-être l’indice que ces « discours » allégoriques, qui se veulent signifiants, mais tendent à l’énigme, sont ridicules dans leur projet même, dont on remarquera qu’il est défini par un poète, et non par le tapissier :

 

La bordure des grotesques est d’escriture en chiffres que personne n’entendoit ; mais du Monin, qui ne craint plus rien, pour avoir passé le Mont du Chat [24], en a envoyé l’explication, et les memoires tout du long, au petit Chevalier [25], qui a meilleure grace à les lire que sa cotte mautaillee des religions, et Dieu sçait les gloses que les copieux feront sur ces belles histoires, quand ils en auront sceu le secret [26].

 

Cependant, ces « grandes vilaines belles » tapisseries [27], malgré leur source illégitime, représentent une féroce satire, par les voies de l’antiphrase ou directement, de l’Eglise catholique, « monstre en forme de vieille femme fardee, comme le visage de Perrette quand elle avoit gagné les pardons » [28], des satholiques et de l’état d’une France où triomphent impies, poltrons et gueux « qui ont fait fortune turpibus artibus » [29], satire parsemée d’allusions précises à des personnages et des faits contemporains - et qui ne peut être le fait que de d’Aubigné… à « énigme », énigme et demie.

Sur le plan esthétique, on retrouve des composantes comparables à celles des tapisseries de la Satyre : suroccupation de l’espace, entraînant une accumulation baroque des personnages et des objets, sans compter l’importance des « grotesques », au sens des ornementations marginales ; pratique de l’hypotypose animant les représentations ; usage du style burlesque, dont voici un exemple :

 

Nous aurons encor besoin de l’explication du Poëte pour un coing où est peint un Pantalon à barbe grise, qui tire en arriere un Capitaine qui semble tout craché à Pralim, lequel desgaine à demi pour aller tuër un Horatio, qui a le visage comme un des mignons du siecle, monté sur une Ysabella. Pantalon, couvert d’un jac de maille, void l’adultere pris sur les œufs, jette cet apophthegme notable. « Je ne puis croire ce que je vois, » et empesche le matamore de jetter par les fenestres l’adultere catholique et universel [30].

 

Et surtout monstres hybrides à la fois ridicules et effrayants, tenant prisonniers les hommes de bien antiques et modernes, et même la Conscience : ainsi de ces « asnes emmusicquez de trompes de bouche et de cornemuses » du char de l’Ignorance [31], ou de la Paresse « qui a la roupie au nez, une de ses mains dans le sein, et l’autre dans la braguette de son Confesseur » [32] ; enfin, dans les marges, cette « grosse gibeciere qui acouchoit d’un estui de bonnet, cest estui d’une malle coffree, et en suite un gros vilain carosse qui accouchoit de petits carossillons, qui, comme une fourmilliere, se joignirent à la troupe » [33].

La dimension tragique, au creux d’un rire amer (« il y a de quoi faire pleurer de joye ou du contraire les spectateurs » [34]), n’est pourtant pas absente [35], dans les leçons que donne l’histoire universelle : « Ce n’est pas d’aujourd’hui que les soldats de l’Impieté, quelque battus qu’ils soyent, triomphent tousjours » [36] - si bien que « Plusieurs tragedies de France, d’Angleterre, d’Italie, de Flandres et d’ailleurs, sont en si grand nombre qu’elles ne peuvent trouver la place, et ne sont mises ici que par abregé » [37]. Mais cette « Prophetie en tapisserie, qui promet aux traistres, aux bestes, aux poltrons et aux belistres les gouvernements, les Estats, les honneurs et les biens, tant que les gens de bien, les doctes, les braves et les Grands auront agreable de perir par honnesteté » [38] n’est que pure apparence, évidemment condamnée par le sieur d’Enay [39]…

 

Les tapisseries des Couches de l’Académie

 

Antoine Furetière, aux prises avec l’Académie à cause de son Dictionnaire, imagine de doubler ses Factums d’un ouvrage qui présenterait la satire de ses ennemis sous un jour plus plaisant et plus mondain, le Plan et dessein du poeme allegorique et tragico-burlesque, intitulé Les Couches de l’Academie [40]. Je ne retiendrai ici, dans ce texte tout à fait extravagant, que la partie où est décrite la galerie du palais de Morphée. Pour résumer le contexte de cette description : l’Académicien Marmentier (Charpentier selon la clef) a requis l’aide de la déesse Monopole pour obtenir le monopole du dictionnaire ; mais comme certains académiciens ne sont pas hommes à laisser passer, Monopole juge que la seule solution est de faire appel au dieu Morphée, afin qu’il endorme à propos les opposants. Elle se rend donc en son palais, où… elle s’endort, et voit en rêve, sous la conduite de « Guillot le Songeur » [41] une galerie de tableaux. Pastiche et parodie mêlées évidentes du genre [42], qui témoigne parallèlement d’un goût qui persiste, même si c’est avec un sourire en coin, pour les représentations allégoriques. Voire d’une curiosité scientifique, puisque ces peintures

 

étoient formées de petits Atomes, ou corps Aëriens, comme les Sels volatils des Chimistes qui étoient en perpétuel mouvement & paroissoient animez, de sorte qu’ils representoient successivement des Histoires entiéres avec des paroles, des gestes et des actions convenables […] [43].

 

Intéressante façon de mettre en scène la question rhétorique de l’hypotypose ! Le vestibule est orné de tableaux représentant

 

des Satires, des Centaures, des Coquesigruës, des Hipogriffes, des Dragons, des Sphinx, des Sirénes, un Phénix & mille autres chiméres qui n’avoient jamais été dessignées d’aprés nature, mais tracées par des Caprices plus étranges que ceux de Calot & autres Peintres Burlesques qui se sont divertis à faire des Portraits chargez & des figures extravagantes [44].

 

Puis, après des tableaux illustrant des moralités sur la vie humaine, on découvre des « representations des Histoires du Parnasse » [45] : on y voit les punitions, qui ressemblent fort aux supplices infernaux, des « méchans Auteurs condamnez à la dégradation & à plusieurs peines afflictives, pour avoir usurpé à faux tître la Noble qualité de Poëtes & d’Orateurs » [46] ; parmi ces condamnés, figurent évidemment en bonne place les ennemis de Furetière. Suivent « plusieurs representations Allegoriques & Prophetiques de diverses avantures de l’Academie » [47], où sont racontés la gloire, puis le vieillissement et la décadence de la princesse Académie, l’arrivée de nouveaux courtisans, indignes et brailleurs, sa tentative tyrannique dans « toutes les Terres du beau Langage », alors même que « Tous les mets de sa table étoient des Définitions, des Epithétes, des Phrases triviales & des Proverbes » [48], son accouchement par césarienne d’un enfant mort-né, monstrueux et difforme, voué à être un « perpétuel cul-de-jatte » [49] et destiné à être jeté à la voirie. On trouve ainsi illustrées nombre des attaques de Furetière contre le dictionnaire tel qu’il est conçu par ses « chers collègues ». Sous le voile (transparent) d’une galerie fictive plaisamment incongrue, voile qui rend plaisante la lecture, il s’agit donc bien de représenter des débats fort sérieux pour la langue, la littérature, l’avenir du dictionnaire… et le statut de Furetière lui-même.

La description de « plates peintures » a donc eu aussi une fonction satirique, à proportion de la puissance de leur effet, une fois détourné par l’esthétique du grotesque et du burlesque. Cependant une question se pose : si la laideur intrinsèque de ces représentations est le juste et significatif reflet de la « laideur » de ce qu’elles représentent allégoriquement, qu’en est-il de la valeur esthétique de l’écriture qui non seulement les représente, mais encore les crée, puisque ce sont des tableaux fictifs ? Ne faut-il pas justement que ces descriptions soient « belles », pour que la dénonciation des laideurs qu’elles représentent soit efficace, mais ne faut-il pas aussi qu’elles ne puissent être taxées d’une certaine complaisance, en transformant le laid en beau ? Avant de tenter une réponse, explorons quelques cas où les « grandes vilaines belles » descriptions ne sont pas (ou de manière fort conventionnelle) portée par l’esprit de satire, mais par le désir de produire une jouissance paradoxale.

 

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[21] A. d’Aubigné, Les Avantures du baron de Fæneste, dans Œuvres, éditées par H. Weber, J. Bailbé et M. Soulié, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, pp. 667-830 (pp. 820-830 pour les chapitres XVII-XX décrivant les tapisseries).
[22] Ibid., p. 819.
[23] Il ne saurait s’agir du célèbre auteur du Cuisinier français (1651), François Pierre de La Varenne (1618-1678) ; son père (?), ou jeu de mots sur le sens ancien de varenne, « terre inculte où l’on fait paître les troupeaux » ?
[24] Le Mont du Chat sépare la France de la Savoie.
[25] Le fils La Varenne.
[26] Les Avantures du baron de Fæneste, op. cit., p. 820.
[27] Pour pasticher une expression qui est ici employée à propos des Diables, décrits comme « grands vilains beaux » (Ibid.).
[28] Ibid.
[29] Ibid., p. 829.
[30] Ibid., p. 826.
[31] Ibid., p. 823.
[32] Ibid., p. 825.
[33] Ibid., p. 828.
[34] Ibid., p. 830.
[35] Le commentateur de l’édition souligne la parenté de ces représentations avec celles qu’on trouve dans Les Tragiques.
[36] Ibid., pp. 821–822.
[37] Ibid., p. 822.
[38] Ibid., p. 830.
[39] Il représente l’être (einai en grec), tandis que Fæneste représente le paraître (phainein).
[40] Amsterdam, P. Brunel, 1687. Voir en complément Cl. Nédelec, « Les Couches de l’Académie : Antoine Furetière entre institution et dissidence », dans Dissidents, excentriques et marginaux de l’Age classique. Autour de Cyrano de Bergerac. Bouquet offert à M. Alcover, études réunies par P. Harry, A. Mothu et P. Sellier, Paris, H. Champion, 2006, pp. 215-236.
[41] Plan et dessein, op. cit., p. 32. Guillot le Songeur est un personnage-type populaire qu’on retrouve dans les textes qui circulent sur le Pont-Neuf, les textes farcesques et les ballets…
[42] Outre le modèle de Philostrate, on peut penser à La Galeria de Marino (1620), et au Cabinet de Monsieur de Scudéry (1646).
[43] Plan et dessein, op. cit., p. 34.
[44] Ibid., p. 35.
[45] Ibid., p. 37.
[46] Ibid., p. 38.
[47] Ibid., p. 45.
[48] Ibid., p. 47.
[49] Ibid., p. 50.