Bien décrire le laid : de quelques formes
burlesques et grotesques de l’ekphrasis
au XVIIe siècle

Claudine Nédelec
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Ekphraseis burlesques

 

Si l’on prend le terme de façon plus large, celui de la description comme inclusion textuelle - décors, portraits, scènes de genre… - on peut également observer que le style burlesque n’a pas manqué de colorer un type de textes à ce point en accord avec sa définition profonde, la richesse et la variété du langage mêlé et hétéroclite qui lui est propre suscitant une capacité particulière à « dépeindre ». S’il ne s’agit pas ici de décrire des « objets d’art » présentés comme réels, alors même qu’ils sont imaginaires, et à la limite du vraisemblable, il n’empêche que très souvent ces descriptions (ou pseudo ecphrases [50]) font penser à des tableaux ou des gravures du temps [51], voire en ont parfois inspiré. Et qu’elles sont de véritables « œuvres d’art », comme le souligne Saint-Amant à propos du melon, non fruit d’Anjou, mais « fruict du crû de ma Muse / Un fruict en Parnasse eslevé » [52], pure fiction verbale destinée à produire une forme de plaisir d’autant plus puissant qu’il est paradoxal, par la recréation poétique du familier, du bizarre et de l’extravagant, voire du laid.

En fait, en ce domaine, les exemples sont extrêmement nombreux, en poésie comme en prose, que l’on pense, en allant de la fin du XVIe siècle au début du XVIIe siècle, aux contre-blasons et aux descriptions « satyriques » de corps (en particulier féminins) hideux… Il faut donc choisir ; je vais préférer la période de la naissance et du développement du burlesque en littérature, soit les années 1630-1650, en raison de la dimension plus ouvertement linguistique de sa pratique de l’ekphrasis - j’entends par là qu’il s’agit essentiellement, de la part de l’écrivain, de mettre en scène par le biais de celle-ci sa capacité à connaître et pratiquer la langue française tout entière, car l’accumulation de choses et de mots, qui est la caractéristique commune que nous mettrons en avant, est ici en quelque sorte vide de sens, même si quelque prétention à la vérité à finalité morale sert à compenser la perversion d’une pure jouissance exhibitionniste qui consiste à « Donner une vive beauté / A l’affreuse difformité » [53].

 

Décors et visions

 

Commençons par des textes qui, en quelque sorte, font transition. Dans « La chambre du desbauché » [54], ode tracée « avec un charbon » [55], Saint-Amant commence par décrire un décor intérieur, misérable et réaliste, très proche des gravures flamandes ; cependant, au cours de son inventaire, le poète explique que « Les flegmes jaunes et sechez / Qu’en sa verole il [le débauché] a crachez, / Luy servent de tapisserie » [56]. Cela déclenche une série de représentations imaginaires, de l’ordre du quasi cauchemar, qui lui font croire voir « […] contre la paroy / Les plus grotesques avantures / De Dom-Quichote en bel arroy » [57]. Suit une série de « vignettes », qui évoquent certaines séries de gravures (parfois montrées en public par des artistes de tréteaux) illustrant des romans goûtés du public populaire. Scènes évidemment grotesques, telle la représentation de Dulcinée, « Icy mouvant le croupion / Repaire de maint morpion » [58].

Toujours chez Saint-Amant, l’éloge du melon conduit, en vertu de l’esthétique du caprice, à la description d’un banquet des dieux grotesque, topos des travestissements mythologiques qui pourrait devenir un sujet de tapisseries, et qui est l’occasion de mettre en scène à la fois la « bonne » et la « mal » bouffe (si l’on me permet), l’abondance et le dégoût [59]. On retrouve cette même dérivation vers la « vision » à propos de ce jambon offert par le baron de Melay, « ce grand Membre / Ce Mont de chair, ce Prodige de lard, / A qui la Suye avoit servy de fard » [60] ; voilà que lui arrivent, en autres présents, des bouteilles et un roquefort : et Saint-Amant d’imaginer une rivalité amoureuse entre le jambon et le roquefort, pour l’amour des bouteilles - personnification peut-être inspirée par un ballet de Cour [61]… Ou encore, d’un grotesque plus effrayant, les visions de plus en plus répugnantes qui hantent « Le mauvais logement. Caprice » [62].

 

Cornes d’abondance

 

On peut rattacher à cette série l’intervention soudaine d’une liste d’objets familiers, laids ou incongrus, en une profusion hétéroclite ; tout l’art est ici dans la copia verbale, apte à rendre visuel leur déferlement inattendu. Dans la description suivante, Saint-Amant joue de plus sur l’effet de surprise, puisqu’elle s’insère très curieusement dans la célébration des découvertes que le couteau fait en entamant un fromage de Cantal :

 

Non jamais Mascarin, ce Seringueur mortel [63]
De son Deshabiller ne tira rien de tel ;
Exhibast-il au jour, comme il me fit nagueres,
Entre cent mille outils inconnus, et vulgueres,
Et parmy cent fatras de haillons, de filets,
De pippes à Petun, de fusts de Pistolets,
De savattes, d’appeaux, de tasses, de mitaines,
D’onguents à guerir tout jusqu’aux fievres-quartaines,
D’Outres au cuir velu, de peignes esbrechez,
De linge foupy, sale, et d’habits escorchez ;
Du vieil-oint de Blaireau pour faire de la souppe,
L’oreille d’un Sanglier qu’à coups de hache on couppe,
Un lopin de Renard, un pasté de Guenon,
Un cervelas de Chien, le rable d’un Asnon,
Et mille autres fins mets que je ne puis descrire
Sans froncer les nazeaux, et m’esgueuler de rire [64]

 

Liste qu’imitent, de façon un peu plus réaliste, les frères Perrault dans Les Murs de Troye. Ils y développent la légende selon laquelle Apollon aurait bâti les murs de Troie, et ils imaginent que la princesse est tombée amoureuse de ce maçon :

 

Qu’il soit propre ou qu’il soit plastré,
Il est toûjours idolatré.
Elle trouve dans sa maniere
Une grace particuliere,
Tantost à sasser des gravois,
Tantost à s’essuyer les dois
Sur le trenchant de sa truelle,
Tantost à porter une échelle :
Ses cheveux de plastre poudrez,
Le son de ses sabots plastrez,
Le lacet de sa chemisette,
Les raretez de sa pochette,
A sçavoir, un grand clou roüillé,
Un quartier de pain barboüillé,
Un porte-crayon, une gouge,
Un gobelet de corne rouge,
Un precieux reste d’oignon
Dont il a frotté maint guignon [sic pour quignon],
Sa jambette de corne verte
Qu’un pié de crasse tient ouverte,
Son plomb, son cordeau, son compas,
Et cent choses qu’on ne voit pas,
Ont je ne sçay quoy qu’elle admire,
Et mesme elle peut voir sans rire
Deux endroits qu’il a sur le nez,
Tantost blancs, tantost charbonnez,
Selon qu’au moment qu’il se mouche
Il arrive que sa main touche
Ou le plastre ou bien le charbon […] [65].

 

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[50] « Descriptions fondées sur la rhétorique et les procédés stylistiques de l’ecphrase, mais qui en parodient l’usage ou en détournent simplement les conventions. En s’appuyant sur des protocoles descriptifs établis, Saint-Amant s’approprie l’effet de réalité qui leur est attribué et l’intègre dans un projet plaisant et légèrement burlesque » (G. Peureux, Le Rendez-vous des Enfans sans soucy. La poétique de Saint-Amant, Paris, H. Champion, « Lumière classique », 2002, p. 355).
[51] Voir par exemple les gravures de Callot ou celles que l’on trouve dans Le Recueil des plus illustres proverbes de Jacques Lagniet (Paris, 1657). Voir Cl. Nédelec, « Les proverbes en images », Cahiers Diderot n°13, Rennes, PUR, 2003, pp. 309-334.
[52] Saint-Amant, « Le melon », La Suitte des œuvres du sieur de Saint Amant [1631], dans Œuvres, édition de J. Bailbé et J. Lagny, Paris, Didier, « STFM », 1967-1979, 5 volumes, tome II, pp. 14-31, p. 18.
[53] P. Scarron, « Le testament de M. Scarron, son épitaphe et son portrait en vers burlesques » [1660], Œuvres, Genève, Slatkine, 1970 [1786], 7 volumes, tome I, pp. 133-142, p. 137.
[54] Saint-Amant, « La chambre du desbauché », Les Œuvres du sieur de Saint-Amant [1629], dans Œuvres, op. cit., tome I, pp. 215-229.
[55] Ibid., p. 216.
[56] Ibid., p. 218.
[57] Ibid., p. 219.
[58] Ibid., p. 222. Les mots en italiques sont écrits en caractères grecs.
[59] Saint-Amant, « Le melon », La Suitte […], dans Œuvres, op. cit., tome II, pp. 19-29.
[60] Saint-Amant, « Epistre, à Monsieur le baron de Melay, gouverneur du Chasteau-Trompette, a Bordeaux », Les Œuvres du sieur de Saint-Amant, seconde partie [1643], dans Œuvres, op. cit., tome. II, pp. 230-253, p. 239.
[61] Le Sérieux et le Grotesque [1627], dans Ballets burlesques pour Louis XIII, op. cit., pp. 211-256.
[62] Saint-Amant, Les Œuvres […], seconde partie, dans Œuvres, op. cit., tome II, pp. 144-149.
[63] La référence reste obscure.
[64] Saint-Amant, « Le cantal », Les Œuvres […], seconde partie, dans Œuvres, op. cit., tome II, pp. 150-154, p. 153.
[65] Les Murs de Troye, ou L’origine du burlesque, Paris, L. Chamhoudry, 1653, pp. 23-24.