L’étrange voyage des oiseaux des pôles :
les migrations de l’ekphrasis dans Jane Eyre

- Isabelle Gadoin
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Bien plus que les aquarelles détaillées au chapitre XIII, ces premières images évoquées mettent en jeu des phénomènes complexes de relation entre texte et image. Dès la seconde page du roman, le lecteur apprend en effet que l’une des lectures préférées de Jane est un ouvrage d’ornithologie scientifique, L’Histoire des oiseaux britanniques (1797-1804) de Thomas Bewick (1753-1828). Pourtant ce ne sont pas tant les planches illustratives de l’ouvrage qui retiennent l’attention de l’enfant que les pages d’introduction évoquant l’habitat naturel des oiseaux des pôles. Nourrissant la rêverie de Jane enfant, ces évocations construisent l’imaginaire « arctique » qui bien des années plus tard prendra forme visuelle dans ses aquarelles : « du texte je me souciais fort peu en général », avoue Jane ; « pourtant il s’y trouvait certaines pages que, malgré mon très jeune âge, je ne pouvais laisser passer avec une complète indifférence ».

 

      C’étaient celles qui décrivent les repaires des oiseaux de mer, les « rocs et promontoires solitaires » habités par eux seuls ; la côte de Norvège, semée d’îles depuis son extrémité méridionale, le Lindesnaes ou Nase, jusqu’au cap Nord,
      Où l’Océan nordique, en vastes tourbillons,
      Bouillonne autour des îles noires et mélancoliques
      De la plus lointaine Thulé, et où la houle atlantique
      Se déverse au milieu des orageuses Hébrides [27].
      Non plus que je ne pouvais laisser passer sans y prêter attention l’évocation des froids rivages de la Laponie, de la Sibérie, du Spitzberg, de la Nouvelle-Zemble, de l’Islande, du Groenland, avec « la vaste étendue de la zone arctique et ces régions désertes aux espaces lugubres, ce réservoir de gel et de neige, où des surfaces de glace solide accumulée par des siècles d’hivers, figée en forme de montagne après montagne hautes comme les Alpes, entourent le pôle et concentrent les rigueurs démultipliées d’une froideur extrême » [28]. De ces royaumes blancs comme la mort, je me faisais mon idée personnelle, indistincte, comme toutes les notions à demi assimilées qui flottent obscurément dans un cerveau d’enfant, mais étrangement imposante (27).

 

Le passage est frappant pour ses phénomènes d’emboîtements, qui donnent la juste mesure des rapports de tension ou de « friction » entre le mot et l’image, puisque Jane cite de manière assez exacte l’introduction du second volume de l’ouvrage de Thomas Bewick, consacré aux oiseaux de mer, « water birds ». Mais Bewick lui-même cite James Thomson (1700-1748), poète connu pour ses vers pré-romantiques sur Les Saisons (1726-1730) - de sorte que, même si le roman pointe vers l’image, celle-ci elle est aperçue au filtre de deux ou trois couches textuelles superposées… Et à celles-ci, il faut ajouter en outre le texte du Paradis Perdu de John Milton, dont les critiques ont montré qu’il infiltre en réalité tout l’ensemble du roman. Dans le poème de Milton, note Robin Conover, c’est Satan lui-même qui apparaît sous la forme d’un cormoran [29].

Cette prééminence du texte, Jane l’énonce implicitement, puisque c’est lui qui conduit aux images et, d’emblée, aide à en construire le sens : « Les termes de ces pages d’introduction s’associaient aux vignettes qui leur faisaient suite et [leur] donnaient leur sens » (27). Jane est ainsi « hantée » par certaines des illustrations de l’ouvrage de Bewick, qu’elle énumère de manière très allusive, mais que les critiques se sont fait fort d’identifier très précisément [30] : celles d’un roc émergeant de la mer dans des flots d’écume, de stèles solitaires dans un cimetière abandonné, de deux navires encalminés, d’un petit démon agrippant le baluchon d’un voleur, et d’un autre, assis sur un rocher à contempler une foule massée autour d’un gibet (27-28). Néanmoins, ici encore, la puissance de l’image est liée à sa qualité « discursive », ou à sa capacité à générer de la fiction, comme le souligne Jane elle-même : « Chaque image racontait une histoire, une histoire souvent mystérieuse pour mon intelligence rudimentaire et mes sentiments mal dégrossis, mais toujours puissamment intéressante » (28).

L’image est donc littéralement pré-texte, dans une dynamique où le moment descriptif sert à lancer ou relancer l’impulsion narrative - ce qui interdit toute nette séparation entre les deux régimes descriptif et narratif, comme le remarque Heffernan. A partir de cette ekphrasis qui paraissait pourtant si parfaitement contenue en elle-même, les images vont en effet se mettre à disséminer au fil du récit, à essaimer ou, pour parler par jeu de mots, à migrer progressivement. Jane Stedman qui, dès 1966, produisit une identification précise des images de Bewick énumérées au début du roman, a aussi souligné la prégnance des images d’oiseaux dans la suite du texte : Jane, dont le patronyme « Eyre » peut être compris comme homophone du mot « air », est bien celle qui refuse les chaînes et recherche la liberté de l’oiseau. Elle et Rochester utilisent mutuellement les images affectueuses de linotte, de tourterelle, de rossignol. Et Rochester, qui avait tout d’abord la force du « faucon féroce » ne rappellera plus, après son accident tragique, que l’aigle emprisonné [31]. Mais ce ne sont pas seulement ces oiseaux étranges venus d’ailleurs qui prennent ici leur envol à travers le texte ; les images du feu, de la glace, du corps supplicié, du regard occulté, et d’une solitude désespérée charpentent tout le texte encore à venir.

Ainsi le moment ekphrastique ne peut-il être saisi selon la vulgate qui en ferait un exercice descriptif purement référentiel, arrêté dans le temps, et venant rompre le flux narratif. Le traitement qu’en donne Charlotte Brontë est au contraire celui d’un montage, voire d’un collage, d’images qui paraissent obéir à la logique du rêve, procédant par métaphore, par condensation et par déplacement. Mais le sens de ce « cristallisé » poétique ne peut être saisi que dans une lecture globale de l’œuvre, qui puisse tracer à partir de là les mille et uns déplacements des images « migratrices » focalisées dans cette scène originelle. L’ekphrasis, bien loin d’être contenue en elle-même, rayonne donc largement au-delà de ses propres limites - à tel point que l’on peut même se demander si ces inquiétants oiseaux des pôles ne sont pas capables de migrer même par-delà des bornes du récit… Dans le roman plus tardif de Thomas Hardy Tess of the d’Urbervilles (1891), il est un moment poignant dans l’existence tragique de Tess qui rappelle étrangement cette survenue soudaine d’oiseaux migrateurs venus des immenses étendues glacées des pôles :

 

      A cette période d’humidité glacée succéda une autre période de gelée sèche où des oiseaux étranges, venant de par-delà le pôle Nord, apparurent silencieusement sur le plateau de Flintcomb Ash : créatures décharnées et semblables à des spectres, avec des yeux tragiques, des yeux qui avaient contemplé des spectacles d’horreur et de cataclysme dans l’inconcevable grandeur de ces régions inaccessibles, sous des températures glaciales que nul être ne saurait endurer ; qui avaient assisté au fracas des banquises et à l’éboulement des montagnes de neige à la lueur fulgurante de l’aurore boréale, qui avaient été à demi aveuglés par le tourbillon d’ouragans colossaux et de convulsions terraquées, et dont l’expression conservait encore le souvenir de pareilles visions.
      Ces oiseaux sans nom s’approchaient de Tess et de Marianne, mais ils ne révélaient rien de tout ce qu’ils avaient contemplé et que l’humanité ne connaîtrait jamais (314).

 

Comme dans Jane Eyre, le lecteur entrevoit ici, à travers le spectacle effrayant de ces immensités glaciales, quelque chose de la destinée tragique de l’héroïne abandonnée dans un paysage solitaire, lorsque lui est confisqué l’amour qui donne sens à son existence. Dans les deux cas, c’est par l’indirection de la métaphore qu’est suggéré le sentiment indicible d’abandon et de dévastation intérieure. Et l’on peine à croire que Hardy n’ait pas eu à l’esprit, consciemment ou inconsciemment, la puissance de suggestion concentrée dans les aquarelles de Jane - cette puissance de rayonnement de l’ekphrasis, d’abord lentement libérée au fil du roman, mais capable d’exploser aussi à retardement, très loin au-delà des frontières de l’œuvre.

 

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[27] Citation du poème de Thomson, Les Saisons (1726-1730).
[28] Citation de Bewick, L’Histoire des oiseaux britanniques.
[29] R. St. J. Conover, « Jane Eyre’s triptych and Milton’s Paradise Lost : an artistic vision of revisionist mythmaking », art. cit., p. 176.
[30] Voir par exemple J. W. Stedman, « Charlotte Brontë and Bewick’s "British Birds"" », dans Jane Eyre, Norton edition, op. cit., pp. 428-432. Originellement publié dans Brontë Society Transactions 15, 1966, pp. 36-40. Les images sont reprises et illustrées dans R. St. J. Conover, « Jane Eyre’s triptych and Milton’s Paradise Lost : an artistic vision of revisionist mythmaking », art. cit.
[31] J. W. Stedman, « Charlotte Brontë and Bewick’s "British Birds" », art. cit., p. 430.