< !DOCTYPE HTML PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN" "http://www.w3.org/TR/html4/loose.dtd"> textimage - Isabelle Gadoin - 3



L’étrange voyage des oiseaux des pôles :
les migrations de l’ekphrasis dans Jane Eyre

- Isabelle Gadoin
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C’est également à des images d’abord virtuelles que renvoie le passage ultérieur où, apprenant de la gouvernante Mrs Fairfax que Rochester est parti passer quelques jours en compagnie de la riche et séduisante Blanche Ingram, Jane semble vouloir s’imposer une sorte d’exercice spirituel d’humilité, ou de « flagellation personnelle » [17], en se donnant pour pénitence de tracer tour à tour deux portraits : son propre visage, tout d’abord, tel que fidèlement renvoyé par le miroir, « sans en atténuer un seul défaut, sans en omettre une seule ligne déplaisante, sans en adoucir une seule irrégularité désagréable » (257) ; puis celui de Blanche Ingram, tracé quant à lui sur un morceau d’ivoire poli, avec les couleurs « les plus fraîches, les plus fines, les plus claires » (257). Il s’agit cette fois de créer le portrait le plus ravissant qui soit, selon les règles de la beauté classique et de la sculpture grecque. Là où le premier portrait est d’une brutalité réaliste, le second est d’une beauté idéale - « idéale » dans tous les sens du terme, puisque Jane ne connaît Blanche qu’à travers la description rapide qu’en a brossée Mrs Fairfax. Et l’opposition est renforcée par la légende à chaque fois apposée à l’œuvre, qui rabaisse volontairement Jane, caractérisée par la négative, là où Blanche est encensée : « Portrait d’une gouvernante, sans relations, sans fortune et sans beauté », « Blanche la parfaite, dame de qualité » (257 ; dans le texte anglais : « Portrait of a governess, disconnected, poor and plain » ; « Blanche, an accomplished lady of rank », éd. Norton, 137).

Il est clair que Jane, par cette « sentence » qu’elle s’impose à elle-même, tout en s’admonestant vertement (« Attention ! Pas de pleurnicherie ! Pas de sentiment ! Pas de regret ! », 257), tente de faire taire en elle le sentiment possible de la jalousie, en se convaincant d’autorité de l’incomparable supériorité de sa rivale. Les deux portraits seront bien réalisés ; cependant le lecteur a parfaitement saisi que leur portée était essentiellement interne et psychologique. En dépeignant les deux œuvres dans l’idéal, avant même qu’elles ne prennent forme, Jane s’impose à elle-même une rude leçon de morale :

 

le contraste était assez frappant pour satisfaire ma maîtrise de moi. Je tirai profit de cette tâche : elle m’occupa l’esprit et les mains et donna de la force et de la fixité aux impressions nouvelles que je voulais m’inscrire ineffaçablement dans le cœur (258).

 

L’art paraît investi ici d’une fonction thérapeutique, et l’état d’esprit du personnage-« artiste » au moment de la création semble primer sur l’objet représenté. Tout se passe, dans ces ekphraseis « notionnelles », comme si le mouvement référentiel importait finalement moins que le mouvement réflexif : c’est l’artiste lui-même qui se découvre et se façonne à travers sa création.

L’objet décrit donne donc progressivement accès aux profondeurs cachées de l’âme. C’est tout particulièrement vrai lorsque Jane, qui s’est rendue à Gateshead au chevet de sa tante agonisante, laisse libre cours au « kaléidoscope changeant de son imagination » (33) : sous ses mains s’esquisse bientôt un visage. Le traitement très particulier de cette nouvelle ekphrasis multiplie les formules impersonnelles, passives ou implicitement injonctives, comme si Jane était mue par quelque force intérieure, et que le dessin s’imposait peu à peu à elle, en dehors de toute décision consciente, par une impulsion irrésistible, bien marquée par une cascade de notations temporelles :

 

J’eus tôt fait de tracer sur le papier un front large et proéminent ainsi qu’un bas de figure carré, dont les contours me plurent ; mes doigts se mirent en devoir de les remplir de traits. Il fallait tracer des sourcils horizontaux et accentués sous ce front ; il s’ensuivait, tout naturellement, un nez bien dessiné à l’arête droite et aux narines amples, puis une bouche d’aspect mobile et point trop étroite ; ensuite un menton énergique avec une fente très marquée au milieu ; bien sûr des favoris noirs étaient nécessaires… (364, c’est moi qui souligne).

 

Le lecteur a bien sûr reconnu le portrait de Rochester avant même que Jane ne semble s’autoriser elle-même à l’identifier… Aussi, lorsque sa cousine Eliza la questionne sur la personne représentée, elle réplique par la dénégation la plus freudienne : « Je répondis que c’était seulement une tête imaginaire et m’empressai de la cacher sous d’autres feuilles. Bien entendu j’avais menti, c’était en fait une représentation très fidèle de Mr Rochester » (365). Jane ne cesse ici de se trahir elle-même, ne pouvant tout à fait contenir ce qui cherche à s’exprimer malgré elle à travers ses dessins.

Sorte d’équivalent pictural de l’écriture automatique surréaliste, cette ébauche sert à révéler ce que Jane ne peut encore s’avouer : le fait que, même dans l’éloignement, Rochester occupe toutes ses pensées. L’œuvre dessinée s’emploie ainsi à dévoiler, par une sorte de compulsion interne, ce qui ne saurait rester caché dans les profondeurs inaccessibles de l’inconscient, et qui déjoue la censure consciente pour faire retour sous forme figurée. Jane a beau ensuite s’appliquer à tracer des profils de ses deux cousines, ces dessins pèsent bien peu au regard de celui qui a obliquement fait parler le langage de son cœur - en témoigne le fait que ces deux portraits ne font l’objet d’aucune ekphrasis attentive dans le récit. Il en va de même lorsque Jane, au cœur tragique du récit, doit fuir Thornfield après avoir appris que Rochester est déjà marié, et qu’elle trouve refuge chez la famille Rivers. Sa convalescence puis son emploi d’institutrice lui laissent le loisir de se remettre au dessin, et lorsque la belle Rosamund Oliver découvre avec stupeur la qualité de ses visages et paysages, elle lui demande d’effectuer son propre portrait, qu’elle souhaite offrir à son père (568-569). Etant pièce de commande, ce portrait-là n’est plus l’expression du désir de Jane ; et il est presque logique qu’il ne fasse l’objet d’aucune description approfondie dans le récit. Tout au plus Jane l’utilisera-t-elle pour tenter de sonder les sentiments de St John Rivers envers Rosamund. Mais ce n’est plus elle-même cette fois qui se dévoile inconsciemment à travers son œuvre.

Il semble que Rochester ait eu l’intuition de cette capacité de révélation de l’œuvre d’art. Dès le tout début du roman, face aux trois aquarelles que Jane lui laisse contempler, il tente en effet de saisir ce qui se livre là de sa toute nouvelle gouvernante, répétant ainsi le schéma archétypal souligné par James Heffernan, dans lequel l’image de la femme se voit silencieusement soumise « à la consommation du regard masculin » [18] et, pourrait-on ajouter, à la domination de la parole masculine [19]. A partir d’une lecture minutieuse du mythe de Philomèle narré par Ovide au livre VI des Métamorphoses, Heffernan montre en effet comment la domination masculine s’exprime souvent par l’appropriation et la confiscation de la parole, laissant pour seul recours à la femme, condamnée au silence, la représentation figurée, indirecte, de ce qu’elle est contrainte de taire. Dans le mythe conté par Ovide, Térée, roi de Thrace, viole sa belle-sœur Philomèle et, pour l’empêcher de témoigner contre lui, lui coupe la langue. C’est en tissant l’histoire de sa tragédie que Philomèle parvient à la faire connaître à sa sœur Procné, qui se vengera de la manière la plus épouvantable qui soit, en sacrifiant ses propres enfants et en les offrant en macabre repas à Térée. A l’issue de ce conte sanglant, Philomèle sera métamorphosée en rossignol - juste revanche pour celle qui a été privée de voix, mais se trouve réincarnée en l’oiseau dont le chant est le plus divin, le plus enchanteur… Or Philomèle n’est que l’une des nombreuses femmes qui, à travers les mythes, s’emploient à montrer « ce que l’image est capable de dire en silence » [20], ou à trouver une forme d’expression qui puisse se passer des mots : Pénélope, Ariane, Arachné… : autant de « fileuses » et de « tisseuses » qui exploitent le pouvoir de figuration des images silencieuses pour déjouer l’emprise du pouvoir masculin et ses ordres explicites.

A cet instant encore très précoce de leur rencontre, les relations de Jane et de Rochester n’ont évidemment rien du degré paroxystique d’antagonisme et de violence entre les principes masculin et féminin qu’illustre abondamment la mythologie. Lorsque Rochester s’applique à analyser les dessins de Jane, nul conflit, nulle confrontation ouverte n’oppose encore les deux ; néanmoins c’est bien une forme de « rivalité » entre mot et image ou, pour employer le terme de Heffernan, de « friction » entre les deux modes de représentation, qui sous-tend toute la scène. Rochester reste maître du dialogue, tandis que Jane peine à faire entendre sa voix. Rochester pose, et se pose, en « connaisseur » avisé du monde de l’art, capable d’authentifier une œuvre d’un seul coup d’œil : son premier soupçon est que la jeune fille ait pu copier ses images, ou se faire aider dans leur réalisation » [21]. Jane offensée se résout alors à se taire pour laisser « parler » ses dessins (« En ce cas je ne dirai rien monsieur, et je vous laisserai juger par vous-même », 202) tandis que Rochester est explicitement placé dans le rôle du « juge » prêt à délivrer son verdict.

Avant même de tenter de donner sens aux images par le verbe, Rochester s’exprime par le biais de l’impératif : « Approchez la table », « ne venez pas fourrer vos figures contre la mienne », « Emportez-les sur l’autre table » (202). C’est lui qui, tout du long, détient le pouvoir de questionner, et il en use sans modération : « Etiez-vous heureuse quand vous avez peint ces tableaux ? », « Faisiez-vous de longues séances chaque jour ? », « Et le résultat de vos efforts passionnés vous donnait-il satisfaction ? » (205). Rapidement pourtant, ces questions prennent une tonalité fort différente, et en viennent à exprimer la surprise, l’incompréhension, et sans doute aussi la frustration de celui qui ne parvient pas entièrement à « maîtriser » le sens de ce qu’il voit. Ses cascades de questions manifestent alors la puissance de résistance des images, à travers lesquelles Jane se voile en vérité autant qu’elle se livre [22] :

 

« Ces yeux (…), comment avez-vous fait pour leur donner un aspect si clair ? (…) Et quelle est cette signification qu’on lit dans leur solennelle profondeur ? Et qui vous a appris à peindre le vent ? (…) Où avez-vous vu Latmos ? Car c’est Latmos qu’on voit ici. Allons… Rangez vos dessins ! (…) Il est neuf heures ; à quoi pensez-vous, mademoiselle Eyre, pour laisser Adèle veiller si tard  ? Allez la coucher » (205-206).

 

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[17] « Private flagellation » (J. Millgate, « Narrative distance in Jane Eyre : the relevance of the pictures », Modern Language Review, vol. 63, n°2 (april 1968), p. 319).
[18] « L’image de la beauté feminine (…) s’offre en silence à la consommation du regard masculin » (« The picture of a beautiful woman (…) silently offers itself to be consumed by the male gaze  », J. A. W. Heffernan, Museum of Words, op. cit., p. 50). C’est là la thèse de Peter J. Bellis, qui voit dans le roman l’opposition entre deux modes de regard : « Dans Jane Eyre, le pouvoir sexuel et social est un pouvoir visuel. L’affrontement entre Jane et Rochester se manifeste comme un conflit entre deux modes de vision opposés : un regard masculin pénétrant qui fixe la femme et en fait son objet, et une perception féminine marginale qui s’efforce de se dissimuler au regard masculin, ou de s’effacer » (« In Jane Eyre, sexual and social power is visual power. The struggle between Jane and Rochester is embodied in a conflict between two different modes of vision : a penetrating male gaze that fixes and defines the woman as its object, and a marginal female perception that would conceal or withhold itself from the male », « In the window-seat : vision and power in Jane Eyre », ELH, vol. 54, n°3 (autumn 1987), p. 639).
[19] En ce sens, l’argument présenté ici s’éloigne de celui de Peter J. Bellis, en posant que Rochester abuse du pouvoir des mots parce qu’il ne peut pas ou ne veut pas voir Jane telle qu’elle est. Le fait qu’il finisse aveuglé est une métaphore révélatrice de cette incapacité du regard masculin à posséder ce qu’est réellement la femme.
[20] J. A. W. Heffernan, Museum of Words, op. cit., p. 51.
[21] « C’est là une manière pour lui de mettre Jane en garde en lui montrant que rien n’échappe à son regard : il est capable de repérer tout ce qui manque d’originalité - en réalité, il voit même là son talent personnel » (« Thus he alerts her to his visual omniscience : he can always discern lapses in originality, in fact, he seems to regard this as his special gift » (J. Kromm, « Visual culture and scopic custom in Jane Eyre », art. cit., p. 378).
[22] « L’œuvre d’art est à la fois un moyen d’expression personnel et un voile qui dissimule le moi, tout en donnant l’impression de le révéler », (« The work of art is here both a means of self-expression and a veil that conceals the self, even in an act of ostensible revelation », P. J. Bellis, « In the window-seat : vision and power in Jane Eyre », art. cit., p. 642).