Walter Pater, de la transparence à l’opacité
- Bénédicte Coste
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La musique devient rythme, rythme existentiel - les « heures musicales de notre vie » dont l’eau qui coule donne l’image [48] :

 

la vie elle-même est conçue comme si elle se passait à écouter, à écouter de la musique, ou une lecture des romans de Bandello, ou le bruit de l’eau qui coule, ou seulement la voix du temps qui passe (243).

 

La musique devient jeu :

 

l’école de Giorgione passe souvent de la musique aux divertissements qui sont la musique de la vie, à ces masques que les hommes, tels des enfants qui se costument, mettent pour se donner la comédie de la vie réelle, travestis dans ces vieux costumes italiens (…) que Giorgione a dessinés et peints avec tant d’art (244).

 

Elle devient enfin eau et son :

 

Et pour qu’on soit heureux dans ce pays assoiffé, il faut que l’eau ne soit jamais bien loin. Et dans l’école de Giorgione, la présence de l’eau est un trait presque aussi caractéristique que la présence même de la musique ; c’est la fontaine, c’est l’étang, la margelle de marbre, c’est l’eau qu’on puise ou qu’on verse […] (244).

 

Cette synesthésie qui naît de l’association et la dispersion, ainsi que des multiples tensorialités donne lieu à une dernière ekphrasis dans laquelle Pater part d’un geste et d’un détail pour embrasser l’œuvre entière et le monde qu’elle découvre et sublimer l’eau en air :

 

comme la répand [l’eau], d’une main couverte de joyaux, la dame de la Fête champêtre, avec l’air d’écouter le bruit de sa chute se mêler au son des pipeaux. Et le paysage même éprouve cette présence de l’eau et s’en réjouit. C’est un paysage tout éclairé par les effets de l’eau, de la pluie qui a passé récemment dans l’atmosphère et qu’ont recueillie les canaux herbeux. L’air est si vif que les personnages qui le respirent sont alertes. C’est un air d’empyrée, lavé de toute impureté et de toute souillure, et où ne flotte aucune parcelle étrangère à son propre élément (245).

 

Cette dernière salve qui s’appuie sur la tension de l’air et de l’eau qui ne cessent d’échanger leurs valeurs, permet d’opposer le paysage anglais qui a donné un art paysager spécifique [49] où les éléments se distribuent harmonieusement, et l’Italie où le paysage est cousu d’un fil d’or qui l’illumine intégralement, sublimant cette fois l’impalpable de la lumière :

 

En Italie, toutes les choses naturelles semblent tramées de fils d’or qui paraissent même dans le noir feuillage des cyprès. C’est avec ces fils d’or que les peintres vénitiens semblent travailler ; ils les tissent dans la chair humaine comme dans les murs blancs des cabanes couvertes de chaume (245).

 

A la suite de ces sublimations de la lumière en or, et de l’eau en air, à la fin de ces dé- et recompositions du continu et de la représentation, Pater souligne l’abstraction obtenue sur laquelle se bâtit le paysage pour devenir monde où peut vivre et s’aimer le genre humain, comme le font Jacob et Rachel :

 

Les détails trop durs des montagnes sont reculés à une harmonieuse distance ; et, seul à l’horizon, un pic bleu est le témoin visible de cette fraîcheur qui est tout ce qu’on demande ici au voisinage des Alpes, de leurs tristes pluies, de leurs sombres torrents. Et pourtant quel espace et quel air enchantent le regard qui suit, de plan en plan, cette longue vallée où Jacob embrasse Rachel parmi les troupeaux ! Où rencontrer un plus frappant exemple de cette harmonie si bien modulée entre le paysage et les personnages, entre la figure humaine et ses accessoires, qui est, comme nous l’avons déjà dit, un trait caractéristique de l’école vénitienne ? Jamais les personnages n’y sont prétextes à décor, ni le décor prétexte à personnages (246).

 

Jacob et Rachel ne peuvent se rencontrer que dans ce paysage orienté par l’amer du pic apparaissant au loin, organisé en niveaux, creusé en vallée. Un tel paysage est aussi un cosmos, un monde surgissant, comme le soulignera Heidegger quelques décennies plus tard, en évoquant le monde se faisant monde à partir des fragments d’Héraclite : «  κόςμος, qui voulait dire à la fois ordre, agencement et ornement, cet ornement qui fait briller, qui est l’éclat et l’éclair » [50]. A travers sa démarche philologique et philosophique, Heidegger retrouve la recréation du cosmos patérien qui elle, s’établira toujours à partir de l’art et des tensorialités dont chaque œuvre est porteuse et qu’elle rassemble, s’absentant dans leur avènement. L’ekphrasis révèle ainsi sa fonction la plus subtile : elle montre le monde se mondifiant (le « Welt weltet » d’Heidegger), elle est le logos de ce moment mythique, placé dès 1870 sous le signe de Vénus attristée, d’Eros et de Thanatos. Muthos et logos : l’ekphrasis est aussi mythologie de l’accès de l’homme au cosmos, mythologie qui fait de chacun de nous des habitants, là encore au sens heideggérien, mais également au sens que Pater va donner à l’habiter à travers son premier portrait imaginaire, « L’Enfant dans la maison ». Elle est, pour reprendre un terme qui vient sous la plume de Pater, et qui renvoie au cosmos heideggérien, κοςμιοτης. Et dans cette perspective, l’ekphrasis est aussi la description d’un processus qui semble remonter à une genèse sensible, aux éléments que l’art de Pater évoque et transforme avant de les nouer avec cet autre fil d’or qu’est sa prose afin de créer la « belle tapisserie » de La Renaissance.

Si l’artiste peintre donne à voir ce moment que chacun d’entre nous a traversé pour venir habiter le monde, il faut au critique esthétique l’instrument qui lui permettra de rendre ce moment sensible : cet instrument rhétorique et esthétique est l’ekphrasis ainsi créée par Pater.

 

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[48] « Une méthode pour pratiquer la vie esthétique » selon Elicia Clements (op. cit., p. 154). Elle conclut : « Grâce au bouleversement de la signification qu’elle opère, à sa tension vers l’altérité artistique, à sa nature efficace, et à son imbrication matérielle avec le monde sensible, la musique pourrait bien constituer le modèle d’une vie menée comme une fin en soi ; tout comme l’architecture sonore fournit un autre modèle, esthétique, celui-ci, de vie » (pp. 164-165). Il s’agit à mon sens davantage d’une démarche ontologique qui excède l’existence esthétique, sauf à la redéfinir comme aisthétique.
[49] « Ce paysage est ce qu’on appelle en Angleterre un paysage "de parc", dont le raffinement se marque aussi sur les bâtiments rustiques, dans le gazon de choix, les arbres heureusement groupés, les ondulations du sol adroitement ménagées en vue d’un effet gracieux » (p. 245).
[50] Heidegger, Le Principe de raison, Paris, Gallimard, « Tel », 1983, p. 79. Pater partage avec Heidegger la même volonté de retrouver l’héritage grec à partir de l’expérience d’une disparition de la Grèce, ce qui sera « l’oubli de l’Etre » heideggérien.