Walter Pater, de la transparence à l’opacité
- Bénédicte Coste
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L’ekphrasis souligne la dynamique du tableau constitué de tensions redoublées dont la plus originaire est celle d’Eros et de Thanatos, à peine indiquée par la tristesse de la déesse [17].

Selon Pater, Botticelli a été trahi dans son désir d’offrir du plaisir par l’immaturité des ressources techniques de l’époque [18] : cette interprétation lui a valu les foudres des spécialistes postérieurs. Mais cette insuffisance est rédimée pour l’auteur qui souligne qu’elle renforce la tristesse païenne de la déesse de l’amour grec, choix quant à lui volontaire de la part de l’artiste :

 

il ne faut pas oublier non plus sa prédilection pour [les tons mineurs]. Ce qui est certain est qu’il a imprégné de tristesse la vision qu’il nous a laissée de cette déesse du plaisir, si puissante sur les destinées humaines (114).

 

Pater reprend les techniques des écrits sur l’art de l’époque fondés sur le va-et-vient description-interprétation, bien qu’il fonde la première sur l’impression suscitée par l’œuvre seule. L’ekphrasis fait le lien, s’offre comme terrain de dialectisation de ces deux pans, ce qui permet la généralisation subséquente de Pater : le peintre a peint Vénus et la Vierge à plusieurs reprises sur le mode de la tristesse, de l’inscription de la mort au creux de l’amour, à partir d’une volonté d’expression d’une éthique ordonnée par la sympathie [19]. Tel est le cas de Judith et de Veritas [20], la première ayant une figure historique, et l’autre, un répondant mythologique. L’ekphrasis est alors superflue, puisque les deux types de femmes botticelliennes ont été repérés, analysés et explicités. L’objectif de Pater a été de définir le tempérament de l’artiste tel qu’il se manifeste dans son œuvre [21]. La mélancolie attribuée à Botticelli par Vasari s’exprime chez ses personnages grâce à une utilisation judicieuse des moyens de l’époque. Elle traduit la présence de la mort au cœur de l’amour, l’intrication d’Eros et de Thanatos qui appartient à l’héritage grec toujours présent dans la culture [22].

L’ekphrasis obéit à son propos : que la poésie soit comme la peinture (ut pictura poesis), qu’elle donne à voir le pictural au moyen du verbe et au moyen d’un verbe lui-même coloré, comme le remarquait Gautier. Cette poétique s’inscrit dans le projet patérien d’expression de la qualité particulière de plaisir que donne l’œuvre - expression référée ensuite à son créateur -, et qui permet de situer l’artiste dans l’histoire de l’art et plus généralement dans la culture [23] par l’intermédiaire de critiques esthétiquement éduqués comme l’indique la « Préface » à La Renaissance.

En 1877, Pater publie la seconde version de La Renaissance amputée de la « Conclusion » [24], ainsi qu’un essai sur « L’Ecole de Giorgione » dans la Fortnightly Review [25], inclus dans la troisième édition de La Renaissance en 1888. Comme l’ont remarqué John Conlon [26], Elizabeth Prettejohn [27], Barrie Bullen [28], et Lesley Higgins [29], Pater ne traite pas là uniquement de l’art vénitien du XVIe siècle, mais également de l’art contemporain de Whistler, Legros, Corot, et Rossetti [30]. Peut-être a-t-il vu l’exposition de la Grosvenor Gallery qui débute le 1er mai, et qui va populariser la peinture esthétique ; il est sûr qu’il a reçu le compte rendu qu’en fait le jeune Wilde cette année-là dans le Dublin University Magazine et qui a cité élogieusement ses propos sur Botticelli. Pater rencontrera Wilde par la suite et les deux Oxoniens entretiendront un dialogue critique de haute volée.

A travers une imprécision lexicale étudiée, Pater évoque à la fois la peinture vénitienne et la peinture contemporaine. Leurrée par l’unité de la dernière édition de La Renaissance (1893), la critique a peut-être insuffisamment remarqué combien les ekphrasis de « L’Ecole de Giorgione » différaient des précédentes et comment - ce sera mon hypothèse - elles témoignent d’une radicalisation des thèses patériennes sur l’art et la poétique.

Ce texte s’ouvre en effet par une méditation sur les arts, leurs différences et leurs « empiétements » - pour reprendre une expression de Sainte-Beuve - où Pater prend position pour une différence entre les arts en termes matériels, tout en soutenant qu’il existe de l’art, et que tous les arts se rangent sous un principe, sous la bannière de la musique : il faut concevoir les arts « comme un effort continuel pour atteindre le principe de la musique » (223) puisqu’elle est l’art typiquement ou idéalement consommé, l’objet du grand anders-streben de tout art, et de tout de ce qui participe de l’art ou de qualités artistiques. Il ne s’agit pas d’une référence à la musique - comme une comparaison rapide avec les titres des œuvres whistleriennes (nocturnes, arrangements, harmonies) ou les références discrètes à Gautier ou Baudelaire dans « L’Ecole » pourraient le laisser penser - mais bien de musiké, de rythme, comme l’indique la référence à La République de Platon, dans le texte de Pater [31] pour commenter la peinture de Giorgione. Si le thème et la forme se rapprochent en poésie et en peinture, ils fusionnent en musique [32] : « C’est la musique qui réalise le plus complètement cet idéal artistique, cette parfaite identification de la forme [et] de la matière » (225). Cette dernière est donc appelée à être la mesure de tout art, selon Pater : « le vrai type ou la vraie mesure de l’art dans toute sa perfection » (226). Ce nouveau paradigme esthétique où forme et thème coalescents offrent des unités similaires aux notes musicales infléchit la fonction du critique éponyme - depuis 1873, c’est ainsi que Pater qualifie sa pratique - appelé à évaluer le degré d’accomplissement du musical à travers chaque œuvre : l’une des principales fonctions de la critique esthétique quand elle a affaire aux « productions tant de l’art ancien que de l’art moderne », est de bien estimer « jusqu’à quel point ces productions approchent, en ce sens de [la loi musicale] » (226, je souligne). La musiké ou le rythme est le principe d’unification des arts dans leurs différences dès lors qu’ils cherchent tous à réaliser la fusion de la forme et du thème, comme le réussit exemplairement la musique [33]. À cette nouvelle théorie de l’art, il faut une poétique particulière, une poétique du rythme verbal [34], phrastique, paragraphique, et, comme il a été remarqué, paginal [35].

 

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[17] B. Coste, Walter Pater, esthétique, op. cit., p. 103.
[18] « Par [toutes ces images], il ne voulait évoquer que des images de plaisir ; et c’est en partie l’insuffisance des ressources de l’art à son époque qui rend son œuvre triste et glacée » (p. 114).
[19] Botticelli « n’a pas peint sa déesse du plaisir dans le seul épisode de la naissance des flots de la mer ; mais il ne l’a jamais représentée sans quelques ombres de mort sur la chair livide ou les pâles fleurs. Il a peint des Madones : mais elles se refusent à la caresse de l’Enfant divin et demandent en paroles indiscutables quoique muettes une humanité moins froide et moins haute » (p. 115).
[20] « La même figure (…) apparaît encore dans son œuvre tantôt comme Judith revenant par la montagne quand le grand acte est accompli, et qu’elle fait un retour sur elle-même, et que la branche d’olivier pèse d’un poids trop lourd à sa main ; tantôt comme la Justice, assise sur un trône, le regard fixe, avec l’air de se haïr elle-même (…) tantôt encore comme la Vérité dans la peinture allégorique de la Calomnie ; et là, combien est suggestive cette ressemblance de l’image de la Vérité avec la personne de Vénus ! » (pp. 115-116).
[21] « Ce même sentiment, nous en pourrions trouver des traces dans les gravures de Botticelli (…). Au surplus, nous avons atteint le but de cette courte étude si nous avons bien su définir [le tempérament] dans lequel il a travaillé » (p. 116).
[22] Cet héritage est « une tradition consciente » écrit Pater dans son chapitre « Winckelmann » (La Renaissance, op. cit., p. 310).
[23] « A coté des grand artistes, il y en a quelques autres qui possèdent chacun un pouvoir de nous procurer un plaisir de qualité particulière et que nous ne pouvons pas trouver ailleurs. Eux aussi ont leur place dans l’histoire de la [culture], et y doivent être replacés par ceux qui ont vivement ressenti leur charme » (p. 117).
[24] Cette « Conclusion » a suscité la colère des Oxoniens qui lui reprochent d’avoir publié un texte mentionnant sa fonction à Oxford et d’exprimer des vues incompatibles avec l’orthodoxie religieuse.
[25] W. Pater, « The School of Giorgione », Fortnightly Review, new series, n°13, October 1877.
[26] J. Conlon, Walter Pater and the French Tradition, Lewisburg, PA, Bucknell University Press, 1981.
[27] E. Prettejohn, « Walter Pater and Aesthetic Painting », After the Pre-Raphaelites : Art and Aestheticism in Victorian England, ed. E. Prettejohn, Manchester, Manchester University Press, 1999, pp.&nbs;36-58.
[28] J.-B. Bullen, « Pater and Contemporary Visual Art », Cahiers victoriens et édouardiens, n°68, 2008, pp. 87-104.
[29] Voir L. Higgins, « The "Necessity" of Corot and Whistler in Pater’s "Network" », dans Pater across the Arts, op. cit., pp. 47-67.
[30] Ce dernier est mentionné comme le « poète » d’un « sonnet délicieux » consacré à Fête champêtre et Pater va rivaliser en quelque sorte avec le sonnet que lui inspira le tableau de Giorgione : « For a Venetian Pastoral by Giorgione (in the Louvre) » réédité en 1870 dans ses Poems. Rappelons que Rossetti est peintre et poète.
[31] Platon, République VII, 531a : « les uns prétendent qu’entre deux notes ils en perçoivent une intermédiaire, que c’est le plus petit intervalle et qu’il faut le prendre comme mesure; les autres soutiennent au contraire qu'il est semblable aux sons précédents; mais les uns et les autres font passer l’oreille avant l’esprit » (traduction de Victor Cousin). Dans la République, la musique est une partie essentielle de l’éducation, avec la gymnastique, visant à communiquer à l’enfant un sens de l’ordre et de la mesure, à travers certains rythmes et certaines tonalités, qui devront toujours être les mêmes.
[32] « Les exemples les plus typiques de poésie et de peinture sont ceux où les éléments constituants sont si bien soudés ensemble que le sujet n’en frappe plus la seule intelligence et que la forme ne s’adresse plus à l’œil ou à l’oreille seulement, mais que forme et matière, dans leur union et leur identité, ne visent plus qu’à un seul et même effet qui atteint la "raison imaginative", cette faculté complexe, pour laquelle toute pensée et tout sentiment naissent en même temps que leur symbole matériel » (p. 225).
[33] B. Coste, Walter Pater, esthétique, op. cit., pp. 66-72.
[34] Voir A. Leighton, On Form, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 94.
[35] L. Dowling, Language and Decadence, Princeton, Princeton University Press, 1986, p. 130.