Walter Pater, de la transparence à l’opacité
- Bénédicte Coste
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Ce gros plan sur le visage se poursuit par une étude de la lumière assortie d’une comparaison : « Une lumière blanche [et dure] s’y reflète sans joie, comme lorsque la neige couvre le sol et que les enfants contemplent avec surprise la blancheur étrange du plafond » (110). Celle-ci est suivie d’une interprétation :

 

Et ce qui la trouble [la Madone] c’est la caresse même de l’enfant mystérieux dont le regard s’éloigne toujours d’elle et qui a déjà cet air de douce dévotion que les hommes ne peuvent jamais aimer tout à fait et qui rend les vrais saints déjà suspects à leurs frères terrestres » (110-111).

 

Ce premier mouvement va de l’impression à son explication, en passant par une étude descriptive des qualités techniques du tableau.

Dans un second temps, le retour à la description détaillée - les mains, les anges, la plume, les enfants - mène à une autre interprétation assortie d’une comparaison qui vient nouer le temps de l’œuvre à celui du spectateur :

 

[l’Enfant] guide la main de sa mère pour lui faire écrire dans un livre les paroles de son exaltation, l’Ave, le Magnificat, et le Gaude Maria ; et les jeunes anges qui entourent la Madone, heureux de la distraire un moment de sa mélancolie, s’empressent à présenter l’encrier et à supporter le livre ; mais la plume échappe presque à sa main, et les grandes paroles froides n’ont pas de sens pour elle. Car ses véritables enfants sont les autres, là-bas, dans sa maison rustique ceux qui l’entouraient quand lui est venu l’honneur insupportable, et qui la regardaient avec, sur leurs visages irréguliers, l’air inquiet et curieux des animaux surpris ; c’étaient de petits bohémiens semblables à ceux qui, dans le village de l’Apennin, tendent encore leurs longs bras brunis pour mendier, mais qui, le dimanche, deviennent des enfants de chœur aux cheveux bien peignés et vêtus de beau lin blanc (111).

 

Pater se conforme à la poétique de l’ekphrasis pratiquée par Gautier, Baudelaire, Swinburne qui ont été ses inspirateurs. La description adopte plusieurs angles : de près, de loin, approche globale et détaillée, aspects techniques (lumière, ligne, couleur), comparaison et interprétation.

Les sujets antiques de Botticelli obéissent à ce modèle. La Vénus anadyomène participe du même sentiment : Pater commence par une description générale qui souligne l’héritage médiéval de Botticelli et la modernité de sa silhouette [16]. Puis arrive le détail dissonant : le dessin (« design »), étrange (« quaintness ») bien que florentin, inattendu pour le sujet, et la couleur « cadavérique ou froide » (112). Mais dessin et couleur sont en fait une expression spirituelle du rapport à la Grèce antique de Botticelli :

 

Pourtant, à mesure que l’on comprend mieux tout ce [qu’est la couleur imaginative] et que toute couleur n’est pas seulement une délicieuse propriété des choses naturelles, mais comme un esprit qui les anime et les rend expressives à l’esprit, on se prend à aimer davantage cette couleur de Botticelli. Et l’on s’aperçoit aussi que son étrange dessin est plus près de l’esprit des Grecs que les œuvres grecques même de la meilleure période (112).

 

La couleur n’est froide que pour le profane qui ignore qu’elle est esprit, esprit de celui qui l’a posée sur la toile, et le dessin n’est étrange que pour l’indifférent à la présence de l’héritage antique, du « tempérament grec » chez l’artiste.

Ce cadre posé, Pater peut entamer son ekphrasis par une interprétation générale : Botticelli exprime la redécouverte de l’esprit grec qui avait été refoulé au Moyen Âge, et la mesure de cette esprit :

 

des œuvres d’art comme cette Vénus de Botticelli nous montrent l’impression que fit tout d’abord cette civilisation sur des esprits qui se tournaient vers elle avec une aspiration presque douloureuse, du fond d’un monde où on l’avait si longtemps ignorée. Et par la passion, l’énergie, l’industrie que Botticelli a dépensées à réaliser ses intentions, nous comprenons toute l’influence qu’eut alors sur l’esprit humain la civilisation et la religion grecques dont la naissance de Vénus est le mythe central (113).

 

De la Grèce, de l’esprit grec qui comme tout refoulé fait retour, Vénus est le mythe central, exerçant son charme puissant sur les hommes. La description peut alors devenir détaillée, en commençant par la lumière et le paysage qu’elle découvre :

 

La lumière est froide en effet : c’est une aube sans soleil, là où un peintre postérieur aurait répandu des flots de clarté. Mais, dans cette tranquillité de l’air matinal, on aperçoit mieux les promontoires allongés qui s’inclinent jusqu’au bord de l’eau (113).

 

C’est sur ce fond qu’advient l’activité des personnages humains qui s’oppose au chagrin de Vénus interprété comme expression de la fatigue amoureuse :

 

Les hommes vont à leur travail qui les retiendra jusqu’au soir. Mais la déesse est éveillée avant eux ; et l’on pourrait croire que la tristesse de son visage vient de ce qu’elle songe à cette longue journée d’amour qui s’ouvre devant elle (113-114).

 

Zoom arrière, lorsque Pater décrit Zéphyr, la mer et les fleurs :

 

Une figure emblématique du vent souffle violemment sur l’eau grise et pousse la conque gracieusement découpée qui porte Vénus ; et tandis qu’elle vogue entre les fines bandes d’écumes, la mer « montrant les dents », engloutit une à une les roses qui tombent, coupées au haut de la tige et légèrement estompées comme sont toujours les fleurs de Botticelli (114).

 

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[16] « Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que Botticelli anime de ce sentiment les sujets classiques mêmes. La plus parfaite expression s’en trouve dans un tableau des Offices, dans cette Vénus émergeant des eaux, où les emblèmes et le paysage traités dans le goût du moyen âge, et les curieuses draperies toutes saupoudrées, à la manière gothique, de bizarres pâquerettes, encadrent un nu qui rappelle les plus parfaites académies d’Ingres » (p. 112).