Sade-cinéma
- Olivier Leplatre
_______________________________

pages 1 2 3 4
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Figs. 1 et 2. D.A.F. de Sade, La Nouvelle
Justine
[1799],
Fig. 3. D.A.F. de Sade, Histoire de
Juliette
[1799]

Figs. 4 et 5. D.A.F. de Sade, Histoire de
Juliette
[1799]

Fig. 6. D.A.F. de Sade, La Nouvelle
Justine
[1799],
Fig. 7. A. Kircher, Ars Magna Lucis et
Umbrae
, 1646

Figs. 8, 9 et 10. D.A.F. de Sade, Histoire de
Juliette
[1799]

Figs. 11 et 12. D.A.F. de Sade, La Nouvelle
Justine
[1799]

Fig. 13. D.A.F. de Sade, Histoire de Juliette [1799],
Fig. 14. G. M. Mitelli, Alfabeto in segno, 1683

Sade fait partie de ces écrivains qui, comme Voltaire, Rousseau ou Bernardin de Saint-Pierre, ont souhaité avoir un droit de regard sur la production de leurs illustrateurs, jusqu’à diriger ou reprendre en partie leur travail. C’est du moins ce que tend à prouver le témoignage de Roger Peyrefitte qui disait posséder dans sa collection personnelle une série de dessins originaux de l’Histoire de Juliette annotés par Sade [1]. Dans « L’Avis de l’éditeur » de La Nouvelle Justine, donnée comme posthume, Sade est présenté à la fois comme l’auteur du texte et des gravures : « les gravures même ont été exécutées d’après les dessins que l’auteur avait fait faire avant sa mort, et qui étaient annexés à son manuscrit » [2].
      Sans doute Sade était-il conscient, tout comme les éditeurs, de la séduction qu’exerçait désormais sur les lecteurs un ouvrage généreusement illustré. Grimm s’en plaint régulièrement dans la Correspondance littéraire mais il témoigne par là de l’ampleur de cette mode. Cazotte estime en 1772, non sans ironie sans doute, que l’adjonction de gravures est devenue pour les livres une « nécessité indispensable » [3]. Soutenu par les progrès techniques, l’ouvrage illustré est, dans les années 1770, un fait de librairie et l’objet de réflexions théoriques, polémiques quelquefois, de la part des illustrateurs et des écrivains [4].

Mais ce nouveau goût éditorial ne suffit pas à rendre compte de l’impressionnant ensemble d’illustrations prévues pour le double récit de Justine et de Juliette. Proche en nombre d’égaler les 120 journées de Sodome, la série d’images [5] atteint le total impressionnant de 100 gravures et un frontispice [6] : programme iconographique démesuré, affolant, il est aux dimensions du défi narratif qui excède, dans sa publication originale, les 3600 pages.

Que montrent les 60 gravures de l’Histoire de Juliette et les 40 de La Nouvelle Justine ? Rien apparemment, du moins inlassablement la même chose (figs. 1, 2 et 3) : une unique scène ou presque, recommencée à l’envi, qu’agencent des « amas de corps » [7] soudés, enchevêtrés, arrangés et réaménagés, après avoir repris leurs forces, pour épuiser les chorégraphies de la jouissance ; des corps sans caractérisations ni signes franchement distinctifs. La neutralité des innombrables nudités, n’appartenant finalement plus à personne, l’effacement anonyme des visages que ne signe aucun trait net découpent moins des personnages que des images interchangeables, rebattues comme des cartes.

Plusieurs modes de répétition orientent en fait le montage illustratif de l’Histoire de Juliette et de La Nouvelle Justine.
      1-En premier lieu, les gravures répètent de manière anaphorique le récit. Elles isolent les moments, d’une fréquence extrême dans les livres, où Sade propose au lecteur des séquences obscènes, orchestrées par l’écriture pour agir déjà comme des frappes graphiques. Les illustrations rejouent sur le plan visuel des épisodes préalablement intensifiés par le récit et orientés vers la représentation, sur le mode soit pictural (pour Sade, les corps savent s’agencer en tableaux) soit théâtral (les ébats s’ordonnent en scènes, figs. 4 et 5) [8]. Les situations textuelles sont donc traduites de façon homothétique : l’image gravée vient se substituer par équivalence à l’image écrite ; elle l’éclaire et l’incarne.

Nous pourrions ajouter que, en cela comparable à une chambre noire (figs. 6 et 7), mais en inversant son processus [9], l’illustration concentre pour le regard, dans le cadre réduit de son emplacement éditorial (six centimètres et demi sur dix), le monde sexuel qui sature les histoires. Elle redouble en les réduisant par ses vignettes les pages qui l’environnent et dans lesquelles elle s’insère. On trouvera au sein des gravures elles-mêmes une figuration de cette répétition miniaturisante, qui cristallise visuellement le texte dans l’image, à travers les effets récurrents d’enchâssement mis en scène par le graveur. Fenêtres, portes, lits, alcôves, canapés, sofas, panneaux de bois et moulures… sertissant des simulacres de tableaux sont les métaphores du cadrage des corps dans l’image. Ces éléments emboîtés soulignent en miroir l’espace illustratif, ils semblent traduire aussi l’emboîtement des corps eux-mêmes (figs. 8, 9 et 10). Mieux encore, chaque estampe paraît résulter du contact direct avec la page. Car Sade soumet l’écriture à un dispositif d’impression, exactement à un dispositif érographique [10] d’impression. Il accorde à ses figures sexuelles écrites un pouvoir imageant. Leur aspect visuel et visualisable est accentué par l’énergie physique qui les anime et les convulse, et par le caractère provocant de leurs expériences qui sautent aux yeux. Sade les dote d’une épaisseur et d’un volume en dégageant de l’acte de jouissance des moulages corporels, sous forme de compressions ou d’expansions. Il conduit les chairs ductiles à se mêler et à se reformer. Il les obstrue de façon à faire surgir des blocs et des masses ; il les gorge de substances. Par les actes chirurgicaux de la cruauté encore, il les incise, les découpe, les retrace et les sculpte. Le dispositif est enfin tourné vers une répétition à l’infini de ces aspects, disponibles pour toutes sortes de redistributions [11]. Si bien que les illustrations se concevraient assez bien chez Sade comme les empreintes de son écriture capable, par sa force propre, de graver ses images, en s’appuyant sur les facultés techniques de relief et de reproductibilité des scènes charnelles. Les corps modelés du texte rencontrent, marquent et ainsi violentent – mais la gravure (impression, burinage…) est une opération brutale [12] – la page illustrée, vierge déflorée, à laquelle ils imposent leurs contours et leurs formes (figs. 11 et 12).
      Directement imprimées par le texte, les images conservent d’ailleurs la trace de leur origine typographique. Plusieurs d’entre elles présentent en effet un véritable corps de lettres imagées, sur le modèle des abécédaires érotiques anthropomorphes (figs. 13 et 14). Simplement ici, les empattements corporels dessinent un autre alphabet, sous forme de signes inédits dont le texte et ses surprises érographiques sont la source, et dont ils diffusent en quelque sorte les anagrammes, grâce à leurs consonnes et leurs voyelles de chair.
      2-Ces gravures, de surcroît, produisent entre elles un système très dense de répétitions, parallèle, quoique en moins grand nombre, à la cadence effrénée des scènes écrites. De même que les descriptions érotiques ne cessent de recommencer page après page et font corps ensemble, les images s’attirent les unes les autres, redoublant, sans en laisser deviner la fin, l’orgie sexuelle : « Foutez avec le plus d’hommes qu’il vous sera possible ; rien n’amuse, rien n’échauffe la tête comme le grand nombre » [13]. La règle commune au textuel et au visuel, fixée dans cette page de l’Histoire de Juliette, définit l’« immense équation érotique » en fonction d’éléments interchangeables, aucune créature ne valant plus qu’une autre, comme le note Maurice Blanchot [14] ; elle fait tomber l’aura en préférant l’étrange et inquiétante euphorie de la reproductibilité, dont l’illustration est la traduction d’abord technique avant d’être le ressassement figural, exprimé par l’hécatombe des images.

Selon sa double modalité graphique, montrée et écrite, visible et lisible, le régime d’engendrement des images tient à l’idée que Sade se fait des corps et à la manière dont il les saisit et les retravaille. Puissamment exhibés, sous le coup d’une lumière constamment scialytique et intrusive jusque dans les moindres secrets de la chair, les corps sadiens sont volontairement détachés de la signifiance romanesque. Sade éloigne le corps du battement ou du bâillement du désir, il l’empêche le plus possible de se laisser soupçonner derrière l’éclat des parures ou des masques, d’affleurer par les interstices des voiles ou dans le frémissement euphorique des détails. Il n’est guère facile chez Sade de rêver jusqu’au bout le corps, de goûter le grain de la peau ou de s’égarer dans l’équivocité subtile des apprêts. « Unité dans un dénombrement infini » [15], le corps est là, mais il n’est ni privé ni intime, il est moins individualisé que soumis au groupe sexuel, au corps total qui le dissout et cependant le renouvelle. Seuls les assauts collectifs d’énergie alimentent la machine de jouissance ; les « électrisations » produites par la communauté dispersent en elle chacun de ses membres.

 

>suite

[1] Roger Peyrefitte évoque, mais sans donner toutes les précisions nécessaires, l’existence dans sa collection de « douze dessins originaux de Juliette avec les minutieuses annotations de Sade, en regard de chacune, à l’intention de son illustrateur Bornet » (L’Innominato. Nouveaux propos secrets, Paris, Albin Michel, 1989, p. 199). Il ajoute : « Sade corrigeait, par ses notes, le dessin primitif qui lui avait été soumis secrètement, caché sous du linge, dans sa prison de Vincennes, et qu’il renvoyait de la même façon » (p. 200). A ce propos, Michel Delon remarque que rien ne permet d’attribuer définitivement à Bornet l’ensemble des images qui ne sont pas signées (Sade, Œuvres, Tome III, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, pp. 1380-1382 ; les dessins et les commentaires autographes ont été vendus en 1977). Voir aussi P. Roger, Sade, écrire la crise, Paris, Belfond, 1983, p. 150. Le fils aîné de Sade « avait lui-même beaucoup de goût pour l’exercice de la gravure » (Fr. Champarnaud, « Les illustrations de Sade », dans L’Infini, printemps 1991, n°3, pp. 17-40).
[2] Sade, La Nouvelle Justine, « Avis de l’éditeur », dans Sade, Œuvres, Tome II, édition établie par Michel Delon, Paris, NRF-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1995, p. 394.
[3] « Malgré la nécessité indispensable que tout le monde connaît, d’orner de gravures tous les ouvrages qu’on a l’honneur d’offrir au public, il s’en est peu fallu que celui-ci n’ait été forcé de s’en passer. Tous nos grands artistes sont abimés d’ouvrages, tous nos graveurs passent les nuits et ont peine à y suffire ; l’auteur était désespéré et ne pouvoit ni pour or ni pour argent trouver ni dessin ni gravure. Or donner son ouvrage c’étoit le perdre, aussi notre auteur étoit-il résolu à le garder » (Le Diable amoureux, dans Romanciers du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Tome II, 1965, p. 311).
[4] Pour des témoignages, voir Ch. Michel, Charles-Nicolas Cochin et le livre illustré au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1987, pp. 81 et suiv. ; Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur [1996], Genève, Droz, « Titre courant », 2005, pp. 50 et suiv.
[5] François Champarnaud parle du « bloc Justine-Juliette » (« Les illustrations de Sade », art. cit., p. 25).
[6] « N. B. Les aventures de Justine que nous publions en ce moment contiennent quatre volumes, ornés d’un frontispice et de quarante gravures. L’histoire de Juliette, qui y fait suite et qui s’y lie, en contient six, ornés de soixante gravures, ce qui forme une collection, unique en ce genre, de dix volumes et de cent estampes toutes plus piquantes les unes que les autres » (La Nouvelle Justine, « Avis de l’éditeur », éd. cit. p. 394).
[7] M. Delon, notes de l’Histoire de Juliette, éd. cit., p. 1381.
[8] Voir Mladen Kozul, Le Corps dans le monde. Récits et espaces sadiens, Louvain, Peeters, 2005, « La République des Lettres » ; P. Frantz, L’Esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIe siècle, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 1989 et « Sade : texte, théâtralité », dans Sade, écrire la crise, Colloque de Cerisy, Paris, Belfond, 1983, pp. 193-217.
[9] Avant que l’image ne se resserre encore ou ne se redéploie sur l’écran mental du lecteur.
[10] Le terme est emprunté à Gaëtan Brulotte dans Œuvres de chair. Figures du discours érotique, Paris, L’Harmattan-Les Presses Universitaires de Laval, 1998.
[11] « Ses caractéristiques fondamentales sont l’ocularité (son aspect visuel et visualisable), sa profondeur (son épaisseur, ses relations) et son ubiquité (sa faculté répétitive) » (Ibid., p. 22).
[12] On peut citer cette remarque d’un des personnages de Godard d’Aucourt qui, commentant ses ébats avec une jeune femme malgré la grille du couvent, rappelle ingénieusement la proximité du lexique obscène et du lexique technique : « J’ai beaucoup d’estampes très-gaillardes, mais aucune des miennes ne copie une situation dans ce goût : c’est bien-là un sujet à burin » (Thermidore, A La Haye, 1776, p. 112).
[13] Histoire de Juliette, Première partie, éd. cit., p. 253.
[14] M. Blanchot, Sade et Rétif de la Bretonne, Paris, Editions Complexe, « Le regard littéraire », 1986, pp. 33-35.
[15] Ibid., p. 38.