Sade-cinéma
- Olivier Leplatre _______________________________

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Fig. 15. D.A.F. de Sade, La Nouvelle Justine [1799],
Fig. 16. D.A.F. de Sade, Histoire de Juliette, [1799]

Fig. 17. D.A.F. de Sade, Histoire de Juliette [1799],
Fig. 18. D.A.F. de Sade, La Nouvelle Justine [1799]

Fig. 19. D.A.F. de Sade, Histoire
de Juliette
[1799]

Figs. 20 et 21. D.A.F. de Sade, La Nouvelle
Justine
[1799]

Fig. 22. D.A.F. de Sade, La Nouvelle Justine [1799]
Fig. 23. Fénelon, Les Avantures de Télémaque, 1725

L’image est alors directement l’expression de cette incarnation abstraite paradoxale. Elle condense l’obsession sadienne d’une corporalité affichée telle qu’elle est véritablement, tendue vers la disparition de toute singularité, une fois dissipé le gazage du romanesque et une fois tombé le drapé du désir. L’image illustrative impose le résultat éclatant des corps nus, leur profondeur remontée à la surface. Elle porte à l’œil l’essence naturelle, anatomisée du corps en sa logique organique et mécanique. Lecteur de La Mettrie, Sade épouse son modèle du corps machine, il l’actionne à perte de vue dans le champ expérimental de l’écriture. Ses romans se resserrent sur les corps au travail, dépersonnalisés, compulsivement énergétiques, connectables en réseaux, fonctionnels et itératifs. Les gravures enregistrent et activent à leur tour la structure de cet éros machine (figs. 15 et 16).

A ce titre, elles ne sauraient être vues comme de banales illustrations. Elles manifestent plutôt un programme ou encore un système dont le mode opératoire et formel combine le ressassement et la saturation visuelle. L’on comprend alors pourquoi, le plus souvent, les scènes gravées ne s’identifient complètement à aucune des scènes décrites : le lecteur peut bien chercher dans le récit le moment qui inspire le graveur, il se heurtera à chaque fois, ou presque, à l’impossibilité de superposer exactement l’image au texte. L’estampe sadienne n’a pas pour objet de décalquer le texte en rendant visible une de ses séquences : elle répète du texte sa répétitivité pulsionnelle, intensive. Son contenu s’ajoute ainsi aux scènes écrites qui leur correspondent sans jamais tout à fait leur ressembler. Le « dangereux supplément » des figures complète la série du texte et ne la ferme pas ; il indique de quel schème formel, génésique cette série tire son ordre et à quel rêve profond elle aspire.

La gravure atteste ainsi que la vérité du texte est avant tout celle de la description répétée, que Sade cherche constamment à désinvestir de tout véritable enjeu narratif, en se jouant de son matériau par inflation des péripéties, des scènes topiques, des récits seconds…, mais sans lui accorder sinon parodiquement la cohérence, la densité, le nappé d’une action déroulée. Au défilé ordinaire des histoires, Sade préfère un traitement morcelé, rhapsodique de la fiction dominée par les arrêts sur corps, comme on parle d’un arrêt sur image : l’illustration, parfaitement fidèle, en deçà ou au-delà de toute correspondance mimétique, prolonge et amplifie la machinerie tabulaire du texte.

L’image parvient de la sorte à pousser le geste descriptif à son ultime fantasme, celui de l’unité idéale parce qu’indissoluble du corps de débauche que la phrase ne réussit, quant à elle, qu’à parcelliser et à disséminer dans le mouvement discontinu de sa syntaxe. Or l’image, par sa capacité de simultanéité, accomplit et tient en équilibre la sculpture des corps reliés, à la façon d’une pantomime ou d’un numéro d’athlètes (figs. 17 et 18) : elle capture l’étreinte et la conserve en suspens. Elle ne prélève donc pas une scène définie ; elle fixe le cliché du texte. Elle atteint la posture qui est, si l’on veut, le nœud du fantasme.

Sous cet angle cependant, l’image manque apparemment l’animation de la scène, le nomadisme des personnages, l’éclat hystérique du mouvement : elle retient surtout la zone d’inhérence obtenue par la congestion des corps, par le natté ou l’entrelacs des tissus et des chairs.

La visibilité des gravures est en effet toujours, à première vue, posée. Le graveur fabrique ses vues par obturation et ouverture de l’appareil corporel. Aucun trou ne semble inoccupé : obturation ; le corps tout de même se déploie et se réorganise : ouverture. L’image recueille et révèle la corporéité pleine de la scène sadienne, dans une sorte d’époché du temps et de l’espace. Elle braque la lumière sur les peaux, elle compose dans son cadre les formes et elle présente le miracle des chairs parfaitement agrippées. Car tout se tient en elle, merveilleusement bien ; ou tout est tenu, parce que tout est touché, fait contact comme s’il s’agissait de corps conducteurs. Le courant passe effectivement par l’épiderme, les humeurs, les gestes, par les ondes et les flux qui se propagent et soudent la cellule organique des rencontres et des ébats. Les enchaînements et les combinaisons défient la pesanteur, ils comptent sur les maillons des mains et les coordinations des sexes qu’aident, si nécessaire, pour les acrobaties les plus compliquées, poulies, attaches, câbles et cordes (fig. 19). Les poses de ces gravures n’ont lieu qu’une fois, de même que la photographie s’appuie sur une certaine occasion du visible, la Tuché évoquée par Roland Barthes dans La Chambre claire [16]. Mais l’image qui objective l’événement corporel énonce aussi que ces poses sont encore susceptibles d’être reprises, puisque Sade retient moins le référent de la pose que ce qu’elle promet de recommencements mécaniques.

Arrêté à ce point de tension et de suspension, que fige l’image, le corps illustré se rend indécidable à notre jugement. A vrai dire, il accroît nos choix et il stimule nos incertitudes. Comment apprécier la valeur de ces clichés ? Epousant l’intention du texte, l’illustrateur ne sous-estime pas, dans la répétition des séquences érotiques, la monotonie des effets, voire le caractère pathétique de leur message. La série iconographique rend ainsi évidente l’usure, assumée par Sade, de son système textuel : elle en est la décharge, dans le sens d’une économie de la dépense orientée vers la ruine, la dégradation et la déchéance. Les combinaisons sexuelles font de l’informe, encadré et donc resserré par la gravure, le symptôme du trop-plein des énoncés écrasant les corps, les nécrosant, par accumulation, excès et acharnement. Dans l’illustration, se déposent en image les rebuts textuels.

Quant à la série iconographique elle-même, elle soulignerait un peu plus encore cette logique de recyclage. Recyclage interne des images se redoublant, par psittacisme visuel, jusqu’à se désémantiser et certainement se parodier. Recyclage externe puisque, poursuivant les échanges intertextuels du récit, les images s’amusent des superpositions et des connotations ; elles aimantent une culture imaginaire déjà enregistrée en lieux communs et dont les illustrations font leur palimpseste. En filigrane des images ou par rémanence, transparaissent notamment les illustrations du roman noir aimé de Sade [17], que La Nouvelle Justine en particulier épèle ; ou encore le catalogue des images pieuses qui se superposent aux arrangements de la débauche : positions de la prière ou gestuelle de la pénitence (figs. 20 et 21) sont à chaque fois retournées et profanées par le négatif des vignettes obscènes. Le frontispice de La Nouvelle Justine, dérivé des Aventures de Télémaque de Fénelon (figs. 22 et 23) oriente d’emblée ce protocole du côté du retournement systématiquement transgressif et carnavalesque.

L’érotique pathétique du cliché sadien ne manque pas aussi de prêter à rire. L’attraction des corps encastrés, crispés dans des poses improbables, réduit le vivant à des formules d’engrenages et de points de gravité qui défient le réel et les lois simples de la souplesse corporelle. Le foisonnement des gravures arrive même à engendrer, sans nul doute, une sorte de gag à répétition où comptent l’étonnement réjouissant de retrouver pour de nouveaux défis les corps sans fatigue des acrobates et celle de constater que leur numéro n’en finit jamais, et que d’ailleurs c’est toujours le même. On croise ici l’essai de Bergson sur le rire, ses propositions sur le placage du mécanique sur le vivant, sur les dispositifs du rire en ses variantes de « pantin à ficelles », de « boule de neige », et de « diable à ressort » : c’est-à-dire en ses effets de raidissement machinique, de surenchère incontrôlable, d’addition des effets [18], et de jaillissements inattendus. Les grossissements de l’obscène, quant à eux, associés à l’image des corps dont l’intégrité est altérée par les accouplements, amène quelque chose de grotesque ou de burlesque : la sidération érotique voisine alors bizarrement avec la jubilation comique. Mais ces performances affectives apparemment incompatibles (mélancolie ou euphorie) ont toutes pour point de départ le travail pratiqué sur le cliché par l’image et déjà, avant elle, par le texte.

Cependant le cliché sadien n’est pas seulement rebut des corps ou machine à gags. Le passage par le négatif, pathétique ou comique, ne correspond qu’à une étape de l’opération dialectique du sens. Car le cliché en vient toujours à se redresser comme forme. Sa riposte tient à la plasticité libérée en lui par l’acte même de la répétition ; il relève alors le défi de la stérilité mécanique, qu’elle soit bouffonnerie ou déchéance triste.

 

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[16] « L’Occasion, la Rencontre, le Réel, dans son expression infatigable » (R. Barthes, La Chambre claire. Notes sur la photographie, Paris, Cahiers du cinéma-Gallimard-Seuil, 1980, p. 15).
[17] Voir M. Lévy, Images du roman noir, Paris, Losfled, 1973.
[18] Bergson, Le Rire, Paris, PUF, « Quadrige », 1981 [1940], p. 11.