Approches de la mort dans Le Livre des Nuits
de Sylvie Germain. Un imaginaire de
l’haptique pour suggérer l’indicible

- Maxime Deblander
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Cette conception de l’imagination comme instance déformatrice des images perçues est identifiable dans les représentations de la mort qu’égrène Le Livre des Nuits. Noémie, la femme de Théodore-Faustin, meurt couverte « d’étranges tâches violacées » qui « ne cessaient (…) d’éclore en fleurs de chairs flavescentes » (L., p. 46). Le corps du vieux Valcourt est métamorphosé par les « rhumatismes », raison pour laquelle il est « impossible de le revêtir de son ancien uniforme » de soldat (L., p. 84). Enfin, Mélanie, frappée d’un coup de sabot du cheval Escaut, est décrite sur le mode d’un renversement qui connote une perte de l’hapticité : elle a « les mains enfarinées ballant dans le vide et les pieds drôlement pointés en l’air dans ses sabots tout de guingois » (L., p. 106). Métamorphose, rhumatisme, renversement : chacune de ces morts est présentée sur le mode d’une distorsion perceptive, qui va de pair avec un délitement de la langue. Lorsque le mari de Vitalie décède, elle ne peut « crier » son « nom » (L., p. 24). La parole de Valcourt est, quant à elle, tranchée nette par la mort : « "Vive l’emp…" cria-t-il, mais sa mâchoire retomba » (L., p. 84) tandis que, sa fille, Mélanie, au moment de s’éteindre souhaite parler, mais en est empêchée par « la mort [qui] lui encombrait la gorge de silence » (P., p. 109). Cette déconstruction du langage causée par la mort, on ne l’identifie pas seulement du point de vue du trépassé, elle caractérise aussi les paroles de ses proches. Pour preuve, mentionnons que le discours des enfants de Mélanie est oblitéré par la vision du corps de leur mère : « "Maman est morte ? " demanda Augustin mal assuré du sens exact de ses mots » (L., p. 114), « "Jolie…Jolie…Jolie…", murmurait inlassablement Margot » (L., p. 114) pendant qu’« Augustin (…) débitait d’un ton mécanique (…) la liste des départements et de leurs chefs-lieux par ordre alphabétique : Ain, préfecture Bourg-en-Bresse, Aisne, préfecture Laon, Allier, préfecture Moulins… » (L., p. 144).

De plus, la mise à l’avant-plan des mécanismes de déconstruction du langage lors de la scène où Mélanie décède prouve que la mort, dans Le Livre des Nuits, accède au statut d’indicible. Une analyse similaire peut être faite des combats menés par Mathurin et Augustin lors de la Première Guerre mondiale, lesquels font écho à la campagne effectuée par leur grand-père, quarante ans plus tôt, en 1870. De « ce fracas ininterrompu de canonnade, d’explosions d’obus et de mitraille » (L., p. 153), un seul des frères reviendra sans que l’on sache lequel est vivant, lequel est mort, ce qui contraint la famille à nommer le rescapé « Deux-frères » (L., p. 172). Par la disparition de son jumeau, l’identité du survivant est sapée, exactement comme le coup de sabre d’un uhlan avait dissocié la personnalité de son aïeul, Théodore-Faustin (L., p. 43). A cet égard, il est curieux de remarquer que la correspondance établie par le roman entre les instabilités du langage et les fluctuations de l’identité se révèle intrinsèquement liée à une incapacité à donner sens à la mort. Dès lors, le « dédoublement intérieur » de « Deux-frères » apparaît comme le fruit d’une impossibilité de se nommer sans « cesser d’exister du même coup » (L., p. 172).

Ainsi, il est significatif que la seule chose qui subsiste du frère disparu à la guerre soit un « bras », relique dont le caractère « pétrifié » fait songer à la mort (L., p. 173). Cette affirmation rejoint alors l’économie globale d’un roman où elle est rendue présente par le biais de métaphores minérales et terrestres. Par exemple, Vitalie ressent la mort de son mari sur le mode d’une pétrification : « Ce fut son corps qui entra en alarme. Un froid intense la saisit brutalement (…) ses seins se pétrifièrent » (L., p. 24). Cette analogie qui se dessine entre les seins de Vitalie et le corps de son mari, assimilé à une « masse inerte et froide » (L., p. 24), suggère que la chair serait seul capable de connaître la mort. Dans cette perspective, l’organisme est investi d’une dimension haptique aux deux sens du terme : d’une part, celui d’une perception cutanée ; d’autre part, celui d’un affect dans la mesure où le corps devient le lieu d’une orientation à l’autre où la main est convoquée.

Dans Le Livre des Nuits, la main apparaît, en effet, comme le médium par lequel la mort est saisie : Vitalie « voi[t] fulgurer au contact de sa main le corps de l’homme immobile en éblouissante transparence » (L., p. 24). Une même insistance sur la main est présente lorsque l’on apporte à Vitalie le corps de son fils, moment où les doigts se substituent au regard pour « accomplir » la toilette mortuaire : « ses yeux ne voyaient plus rien mais ses mains, elles, y voyaient mieux encore que son regard d’autrefois » (L., p. 59). La présence d’un tel rite funéraire invite à considérer que la main, dans Le Livre des Nuits, opère un coup de sonde dans l’indicible. Il faut entendre par là que le toucher est plus efficace que l’œil (permettant de voir) et que la bouche (permettant de dire) pour connaître ou véhiculer des informations au sujet de la mort. En témoigne encore une fois l’agonie de Mélanie qui, malgré ses efforts, ne parvient pas à s’exprimer parce que la mort ne peut être médiée par les mots. Elle passe, au contraire, par le toucher, le prouve le fait que Mélanie refuse de « lâcher » son mari, comme si une image de la mort pouvait passer par l’intermédiaire du contact des mains (L., p. 107). Pareilles conclusions peuvent être tirées au sujet du mouvement par lequel Mathurin serre la main d’Augustin « à lui briser les doigts » (L., p. 107).

Toujours sur le plan d’une symbolique de la main, Victor-Flandrin se détache nettement des autres personnages dès lors que son père lui a tranché deux doigts afin qu’il ne prenne part à aucune guerre. (L., p. 55). Cette mutilation soustrait le héros à toute influence délétère, ce qui l’isole des autres personnages qui s’apparentent à des « êtres pour la mort », selon le mot de Martin Heidegger. Ainsi que l’augure sa grand-mère Vitalie, Victor-Flandrin vivra cent ans (L., p. 52), il sera par quatre fois veuf et survivra à la plupart de ses quinze enfants. Par ailleurs, la tentative de suicide qu’il commettra à la fin du livre, en ingérant, jusqu’au « dégout » des « graines de blé rouge » n’aboutira pas (L., p. 330). Ceci laisse entendre que, mis à part Mathilde, sa fille, et Nuit-d’Ambre, son petit-fils, Victor-Flandrin est le seul personnage sur lequel la mort n’a pas de prise, bien qu’elle rôde en permanence autour de lui.

 

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