Approches de la mort dans Le Livre des Nuits
de Sylvie Germain. Un imaginaire de
l’haptique pour suggérer l’indicible

- Maxime Deblander
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Subtilement, avec l’enterrement de Mélanie, on assiste au resurgissement de la métaphore de « la racine » qui ouvrait le récit en ce que son ensevelissement s’assimile à une réinsertion dans la continuité familiale, celle des « ancêtres » déjà inhumés dans le cimetière de Montleroy. D’autres scènes décrivent les cadavres avec plus de précision encore et insistent sur la position des corps au moment du trépas. C’est le cas du Père Tambour, le curé du village, dont la jambe dépassant de sa soutane est décrite longuement du point de vue de Margot, cachée dans le confessionnal :

 

les pieds, chaussés de godillots crottés de boue, reposaient, semelles en l’air, sur la plus haute marche de l’autel. La soutane retroussée laissait voir les jambes jusqu’au mollets, vêtues de bas de laine grise. Tout le reste du corps était masqué par un pilier (L., p. 128).

 

Néanmoins, cette insistance sur l’aspect matériel des corps n’implique pas que l’opacité de la mort soit levée par le roman. La présence de ce « pilier » le montre, en soustrayant le tronc du prêtre au regard du lecteur. Dans cette perspective, il est intéressant que la jambe soit la seule partie visible du cadavre du Père-Tambour au sens où ce membre est investi de significations contraires. D’une part, la jambe symbolise la station debout, c’est-à-dire le mouvement et la vie. D’autre part, elle évoque l’allongement, c’est-à-dire le repos et la mort. Un détour par l’haptique corrobore cette idée dans la mesure où la jambe est, au même titre que la main, un organe par lequel le sujet reçoit des perceptions cutanées. Or l’arrêt de la perception est synonyme de mort ; c’est ce que connotent les « semelles en l’air », lesquelles n’entretiennent plus aucun contact avec le monde.

Par conséquent, si nous avons vu, jusqu’ici, que la dimension matérielle de la seconde partie du Livre des Nuits était corrélée à l’apparition de la mort dans le récit, il faut encore étudier la manière dont, avec « Nuit de la terre », le roman entre dans une temporalité historique dominée par la mémoire et par l’écrit. Ceci permettra de poser à nouveaux frais l’hypothèse que Le Livre des Nuits décrit la trajectoire d’une famille depuis ses origines mythiques jusqu’à son inscription dans l’Histoire contemporaine [31]. Pour ce faire, il convient d’insérer les images de l’eau inhérente à la première partie du roman dans la perspective d’un âge d’or mythique précédant l’entrée dans l’Histoire. Avatar d’un état du monde antérieur à la Chute, cet âge d’or est caractérisé par un sens qui va de soi puisque dans « Nuit de l’eau », il est à peine nécessaire de recourir au langage. Dans cette partie, les Péniel « n’échangea[ient] » avec les autres que « des vocables simples », « entre eux, ils parlaient moins encore, et à eux-mêmes pas du tout, tant leurs paroles toujours retentissaient de l’écho dissonant d’un trop profond silence » (L., p. 16). Le langage de ces « gens de l’eau-douce » que sont encore les Péniel, quand il est utilisé dans le cadre de la nomination, incarne donc une adéquation parfaite entre les êtres et leurs noms. Par exemple, Vitalie (où l’on entend vita, la vie) survivra à tous ses enfants [32] tandis que Théodore-Faustin, dont le double nom récapitule l’être, est à la fois don de dieu (car il est le seul des sept enfants que Vitalie enfanta à ne pas être mort-né) et Faustin (car il rendra poreuse, comme Faust, la limite entre la vie et la mort en donnant le nom de son père décédé à son fils à naître). De plus, il est significatif que les noms des bateaux eux-mêmes soient porteurs de sens : baptisé à l’origine « A la grâce de Dieu » (L., p. 16), celui des Péniel devient « A La Colère de Dieu » (L., p. 36) une fois que ses occupants sont passés par l’épreuve du malheur.

Toutefois, que la première partie du récit décrive les Péniel en leur âge d’or ne permet pas d’affirmer que « Nuit de l’eau » n’est traversé d’aucune décadence. Au contraire, une notation de la première page suggère, dès l’abord, que « l’âge d’or » de cette famille est destiné à prendre fin. Il s’agit de la métaphore manuelle par laquelle le narrateur indique que l’horizon des Péniel est de s’arrimer au sein d’une terre qui « alentour d’eux, s’ouvrait comme une paume » (L, p. 15). Introduisant une dimension haptique au cœur du texte, cette image peut être interprétée de deux manières. D’une part, la « paume » suggère que la terre sera manipulée par les Péniel qui apprendront ainsi à la connaître ; d’autre part, elle revêt un sens délétère puisque la terre symbolise le lieu de l’ensevelissement. On retrouve là le statut ambivalent des éléments solides dont parle Gaston Bachelard au sujet de la statue qui symbolise ou bien « un être humain immobilisé par la mort » ou bien « la pierre qui veut naître dans une forme humaine » [33].

Ainsi la métaphore de « la paume » annonce, dès l’incipit, qu’une rupture conduira les Péniel en un monde matériel où la mort est omniprésente. L’événement qui amène « Nuit de l’eau » vers sa clôture peut être interprété comme tel au sens où il implique une distorsion de l’héritage familial. Il s’agit de la blessure subie par Théodore-Faustin lors de la guerre franco-prussienne où « le sabre d’un ulhlan » lui « divis[e] le visage en deux pans inégaux » (L., pp. 42-43), le contraignant à être le premier Péniel à quitter l’eau douce pour s’installer dans une « écluse » (L., p. 58). De ce fait, le personnage incarne une figure de la transition : il se situe à un stade intermédiaire entre un paradis fluvial perdu et une terre à venir (L., p. 58). En même temps qu’elle figure la perte de l’héritage familial, l’hyperbolisation de la mort qu’incarne la guerre destitue la nomination qui marquait, dans « Nuit de l’eau », une adéquation parfaite entre les mots et les choses. Car, au retour de la guerre, le nom du père fondateur des Péniel est perdu, tant pour les personnages, que pour le lecteur, ce nom n’étant jamais inscrit dans le texte. Pour preuve, ces paroles que livre Théodore-Faustin à sa femme ayant accouché d’un fils mort-né :

 

je voulais lui donner le nom du père (…) le père est mort (…) et son nom aussi il est mort. Alors, il faut le taire, sinon ça porte malheur. Son nom, seule la mort le connaît, voilà pourquoi elle l’a repris aussitôt redonné (L., p. 46).

 

Connaître par les mains : toucher quand le langage fait défaut

 

Maintenant que nous avons établi la présence d’un motif du tangible dans Le Livre des Nuits, il reste à montrer que le roman parvient à représenter la mort en mobilisant un imaginaire de type haptique que l’on peut illustrer en convoquant ce que Bachelard nomme les « rêveries de la pâte » où le sujet est animé d’une « joie mâle de pénétrer dans la substance, de palper l’intérieur des substances, de connaître l’intérieur des grains » [34]. Dans La Terre et les rêveries du repos, Bachelard rappelle que : « la mort (...) ne peut être consciente en nous que si elle s’exprime, et elle ne peut s’exprimer que par des métaphores » [35]. Il entend par là montrer que la mort est une image, c’est-à-dire une idée qui nous est présente de façon symbolique, mais dont l’être nous échappe. On ne perçoit la mort que par le prisme de notre imagination qui est « la faculté de déformer les images », a fortiori dans le cadre d’un texte littéraire dont la fonction est de proposer « une union inattendue d’images », ce que Bachelard nomme « action imaginante » [36]. Celle-ci permet de dire plus que ne le permet le langage courant. Ainsi, c’est parce que « l’image littéraire détruit les images paresseuses de la perception » [37] que le texte parvient à contenir la mort à l’intérieur de ses mailles.

 

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[31] Voir à ce sujet, B. Lanot, « Images, Mythèmes et merveilleux dans l’œuvre de Sylvie Germain », Roman 20-50, n° 39, p. 22.
[32] Dans cette perspective, Alain Goulet note qu’elle incarne une forme de « mère originelle ». Voir « Des Erinyes au sourire maternel dans Le Livre des Nuits » (art. cit., p. 44).
[33] G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1948, pp. 206-207.
[34]  G. Bachelard, L’Eau et les Rêves: essai sur l’imagination de la matière, Op. cit., p. 125.
[35] G. Bachelard, La Terre et les Rêveries du repos, Paris, José Corti, 1946, p. 264.
[36] G. Bachelard, L’Air et les Songes, Essai sur l’imagination du mouvement, Paris, Le Livre de poche, 1992, p. 5.
[37] G. Bachelard, La Terre les Rêveries de la volonté, Op. cit., p. 31.