Approches de la mort dans Le Livre des Nuits
de Sylvie Germain. Un imaginaire de
l’haptique pour suggérer l’indicible

- Maxime Deblander
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Résumé

A partir du Livre des Nuits (1984), le premier roman de Sylvie Germain, l’ambition de cet article est d’étudier, à l’intérieur d’un texte de fiction, le processus au cours duquel l’évocation d’une réalité immatérielle se concrétise dans une image sensible, celle d’un objet que l’on peut toucher. Dans une perspective qui emprunte aux outils de l’imaginaire littéraire et selon une orientation phénoménologique, on identifiera, sous la plume de Sylvie Germain, une coïncidence entre des formes qui indiquent un épuisement du pouvoir dénotatif du langage (omissions, ellipses, silences) et des images de type haptique, empruntant la définition que donne Tim Ingold de ce terme comme sens du tactile et de l’affectivité. L’enjeu sera par là de monter comment, dans cet ouvrage, la mort est rendue présent par la mobilisation d’un imaginaire de la sensibilité, comme s’il s’agissait d’un indicible que le corps seul peut éprouver.

Mots-clés : imaginaire, haptique, roman, XXe siècle, phénoménologie

 

Abstract

From Le Livre des Nuits (1984), Sylvie Germain’s first novel, this paper aims to study, through fiction, the process during which evocation of immaterial reality takes shape in a sensitive image, in an object which be touched. By adopting the analytic point of view of the imaginaire littéraire and by following a phenomenological direction, I will identify, under the pen of Sylvie Germain, a coalescence between forms which tell an exhaustion of the denotative power of language (omissions, ellipsis, silences) and haptic images. Relying on Tim Ingold’s definition, this term should be understood as tactile and affective sense. The issue of this paper will thus be to show how, in this book, death is made present by an imaginary of sensibility as if it were an unspeakable that only the body can experience.

Keywords: imagination, haptics, novel, XXth century, phenomenology

 


 

Le parcours de Sylvie Germain, née en 1954, est original. Son entrée en écriture ne s’est pas faite sous le signe de la littérature, mais de la philosophie, le premier ouvrage qu’elle a rédigé étant la thèse de doctorat qu’elle a défendue en 1981 à l’université de Nanterre. Profondément ancrée dans une orientation phénoménologique, cette recherche, intitulée Perspective sur le visage. Trans-gression ; dé-création ; transfiguration [1], se place d’emblée dans la lignée du philosophe Emmanuel Levinas dont Sylvie Germain a suivi les cours à la Sorbonne. Si ce premier écrit relève de la philosophie, il n’en demeure pas moins le terreau dans lequel s’enracine l’œuvre littéraire à venir, laquelle prête une grande importance à la description des corps du point de vue de la subjectivité. Ainsi, c’est en 1984, avec Le Livre des Nuits, que s’inaugure l’œuvre romanesque. Cet ouvrage, qui constitue avec Nuit-d’Ambre (1987) une vaste saga familiale où le lecteur assiste à la succession des générations d’une même famille sur près d’un siècle, répond à une organisation soutenue au sens où le titre de chaque partie est formée du mot « Nuit » suivi d’un complément du nom (« de l’eau », « de la terre », « du sang », etc.) [2].

Dans la mesure où, dans sa thèse de doctorat, Sylvie Germain a défini la « Nuit » comme « ce qui refuse l’évidence et le sûr et l’acquis, problématise tout ; et par là retourne tout et avive toute question » [3], ne peut-on pas considérer que l’indicible, au sens de ce qui met le langage en échec, est un élément central de sa poétique romanesque ? Si tel est le cas, comment une œuvre d’inspiration phénoménologique, fortement amarrée à la représentation des corps, laisse-t-elle une place à la suggestion de l’indicible, cette réalité diaphane qui échappe aux mots ? L’indicible se marque-t-il dans les textes par des omissions, des ruptures syntaxiques, des ellipses, des silences : par toutes ces formes qui indiquent que la signification d’une réalité est soumise à une « perpétuelle réserve », pour reprendre une expression de Martin Heidegger ? [4] Telles sont les questions qui guideront cette étude dédiée à l’analyse des tensions, inhérentes au Livre des Nuits, entre le matériel et l’immatériel, le palpable et le vaporeux, le verbalisable et l’indicible.

Pour ce faire, nous mobiliserons une méthodologie double, empruntant aux théories de l’imaginaire littéraire et aux travaux sur l’haptique. Ce terme, il faudra le comprendre en ce sens très large que propose Tim Ingold : à la fois ce qui, dans la réalité, peut être saisi, manipulé, touché, pétri [5], mais aussi ce qui nous touche et suscite en nous des affects [6]. A cette fin, nous nous pencherons dans un premier temps, sur les écrits réflexifs de Sylvie Germain afin de montrer que, dans l’imaginaire de l’autrice, la question de la mort et de tout ce qui échappe au langage est centrale. Nous verrons ensuite, par une étude des images du tangible présentes dans le roman, que le travail germanien vise à représenter l’indicible au moyen d’une perspective phénoménologique où le corps est décrit en tant qu’objet de perception. Ceci aboutira, enfin, à l’identification d’une tension en vertu de laquelle la mort donne lieu, d’une part, à une insistance sur la présence matérielle des corps et, d’autre part, à une déconstruction du langage et de ses mécanismes de signification.

 

« C’est toujours la fabrique de l’imaginaire qui m’intéresse » [7]

 

Que ce soit dans ses écrits réflexifs ou dans les entretiens qu’elle a accordés, Sylvie Germain oriente la réception de son œuvre du côté de l’indicible, en confiant à ses interlocuteurs que son écriture cherche à rendre compte de ce qui échappe aux mots. En 2009, elle explique à Xavier Houssin que son choix de la philosophie, puis de la littérature, découle d’une volonté de s’intéresser aux questions « auxquelles il n’y a aucune réponse satisfaisante ! » [8]. L’écriture, qu’elle soit philosophique ou littéraire, sert, selon elle, à sonder l’indicible, c’est-à-dire à interroger ce qui échappe au langage et à en retranscrire le mouvement. On retrouve cette logique dans nombre de romans de Sylvie Germain où les personnages sont confrontés aux effets d’un mal qu’ils ne parviennent pas à identifier. Le roman Magnus (2005) le met en jeu de façon exemplaire puisque son protagoniste est amnésique, ce qui l’empêche de conscientiser le passé familial qu’il avait refoulé, mais qui se manifeste à lui depuis l’inconscient. Ce mal, c’est celui qu’a commis son père, le dignitaire nazi Clément Dunkeltal. Le surgissement, par bribes, des souvenirs du personnage se traduit alors, sur le plan de l’apparence formelle du roman, par un style haché, par une succession de chapitres courts et par une série d’ellipses, comme si Sylvie Germain nous donnait à voir la révélation progressive d’un secret. En définitive, ce secret que masque l’amnésie du héros n’est pas totalement levé par le roman : au moment où Magnus retrouve son père, celui-ci meurt, emportant avec lui toute réponse possible.

 

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[1] S. Germain, Perspective sur le visage. Trans-gression ; dé-création ; transfiguration, thèse de doctorat soutenue à l’université de Nanterre sous la direction de Daniel Charles, 1982.
[2] Cette construction en différentes « nuit » était déjà présente dans la thèse de doctorat, ce qui souligne le lien profond qui unit sa perspective phénoménologique au premier roman de l’autrice. Ce lien est conscientisé puisque Sylvie Germain confie à Xavier Houssin : « les premiers mots de ma thèse étaient : "Ceci est une fable", et chaque chapitre de cette thèse était intitulé "Nuit de…". Mon premier roman se tramait dans l’ombre ! » (S. Germain, Ecrire, écrire, pourquoi ? Entretien avec Xavier Houssin [2009], Paris, Editions de la Bibliothèque publique d’information, 2010, p. 13).
[3] Sylvie Germain, citée par Alain Goulet dans Sylvie Germain : Œuvre romanesque. Un monde de crypte et de fantômes, Paris, L’Harmattan, « Critiques littéraires », 2006, p. 39.
[4] M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », dans Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1986, p. 59.
[5] Voir à ce sujet l’approche de Guillemette Bolens qui définit la « perception haptique » comme un ensemble de « processus complexes qui intègrent en même temps les informations cutanées liées au toucher et les informations kinesthésiques associées à la motricité » (« L’haptique en art et en littérature : Ovide, Proust et Antonello de Messine », dans Le Toucher. Prospections médicales, artistiques et littéraires, sous la direction de M. de J. Cabral, J. Domingues de Almeida et G. Danou, Paris, Le Manuscrit, 2019, pp. 25-37).
[6] T. Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Arles, Dehors, 2017.
[7] S. Germain, Ecrire, écrire, pourquoi ?, Op. cit., p. 7.
[8] Ibid., p. 10.