La Sorgue baroque : rhétorique du visible,
mémoire du sensible (1998-1649)

- Maxime Cartron
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Fig. 20. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 21. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 22. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 23. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Je voudrais à présent revenir sur la dimension minérale des images, qui s’impose singulièrement dans les photographies des sonnets VII et X (figs. 20 et 21), entrecoupées par la mise en regard sans illustration des sonnets VIII et IX (fig. 22). Les pierres étaient omniprésentes dans les photographies des Tombeaux de sable et de lumière. Ici, elles apparaissent alors même que Scudéry ne fait que les mentionner parmi d’autres éléments naturels [27] déjà photographiés auparavant, et que Jean-Paul Dumas-Grillet élimine complètement afin de centrer le regard sur le sable et la pierre. Cette décision procède d’une volonté d’exprimer l’originaire sous toutes ses formes [28], en le décomposant en plusieurs pôles d’attraction (du) sensible. La rhétorique du visible de Dumas-Grillet est calibrée sur l’ensemble du monde élémentaire, qu’elle décompose afin de saisir par paliers l’intégrité tangible du lieu [29], mais sans doute également en ce que, comme le note Anne Gourio, « l’imaginaire minéral livre l’hypothèse fascinante d’une origine de l’écriture, en suggérant la présence d’une poésie inscrite immémorialement dans les choses » [30]. Les textes de Scudéry sont comme happés par cette phénoménologie de la pierre, qu’ils en viennent, par contamination, à véhiculer eux aussi alors qu’il est question, dans le sonnet VII, des voix des bergers, plus difficilement exploitables pour le photographe. L’accointance de l’image avec le sonnet X est cependant bien marquée, puisqu’il y est question des « rochers » qui « pleuroient » la mort de Laure et qui « en pleurent encore » (X, v. 12). Dans ce contexte, la légende gravée sous l’image renforce l’idée que les pierres représentées sont bien celles évoquées par le poète. Mais plus qu’une attestation de véridiction, le dispositif iconotextuel développe une phénoménologie des émotions, vouées à se fixer pour s’incarner, par l’intermédiaire du regard, dans les rochers photographiés. De ce point de vue, le texte de Scudéry sert de support imageant, tandis que les légendes tracées au crayon sous les photographies constituent autant de traces d’appréhension et d’appropriation tactile [31] : des « images pour que notre main s’émeuve » [32].

Je terminerai par la dernière image, qui est aussi la plus petite, à savoir celle qui illustre le sonnet XII (fig. 23). Elle rend compte de cette déclaration de Werner Hoffmann dans le catalogue de « Courbet und Deutschland », que Jean-Paul Dumas-Grillet cite et reprend à son compte dans le texte de présentation de ses propres œuvres :

 

Ce qui ne cesse d’attirer l’œil de Courbet dans les cavernes, les crevasses et les grottes, c’est la fascination qui émane de ce qui est caché, impénétrable, mais aussi le désir ardent de la sécurité. Ce qui se cache derrière, c’est une forme d’expérience pan-érotique qui perçoit dans la nature une créature féminine et, en conséquence, projette l’expérience de la caverne et de la grotte dans le corps féminin [33].

 

Par sa dimension de miniature, cette image participe de l’étiolement du visible, qu’elle concourt corollairement à aviver, le cachant et le révélant dans le même temps. A cet égard, l’ensemble des photographies réunies par l’artiste pour illustrer les sonnets de Scudéry peuvent se comprendre comme une quête érotique, tantôt tempétueuse, tantôt apaisée, dont la grotte représentée ici livrerait l’aboutissement suprême : l’union avec le lieu-femme, amoureusement imagé sous tous ses angles par Jean-Paul Dumas-Grillet.

 

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Dans L’Image précaire, Jean-Marie Schaeffer affirme que les paysages photographiés « ne donnent généralement pas lieu à une réception temporellement marquée » [34]. Cette pensée, qui fait écho à l’assertion fameuse de Barthes sur la photographie comme « pur langage déictique » [35], se révèle inopérante pour appréhender le dispositif iconotextuel de La Sorgue baroque, qui ne cherche pas non plus à présenter, comme l’écrit Deleuze, « les images pures et directes du temps » [36], mais à saisir un instant du mythe de la Fontaine de Vaucluse – sa période baroque – et à la compliquer par la contemporanéité des photographies. La poétique de Jean-Paul Dumas-Grillet est décrite de la sorte dans sa présentation sur le site de la Collection d’art Société Générale :

 

Photographe de plateau, Jean-Paul Dumas-Grillet a appris l’art de regarder les êtres et les choses jusqu’à ce qu’une vision s’impose à lui. A la recherche du temps suspendu, ses arrêts sur image ne cherchent pas à figer l’instant mais à révéler une autre dimension, presque surnaturelle. Dans ses différentes séries, il s’agit toujours de provoquer ce petit miracle : saisir le spectateur avant même qu’il ne sache vraiment pourquoi [37].

 

Le textimage de la Sorgue baroque, en procédant à la fusion des deux médias – les légendes ressaisissant les sonnets étant rendues indissolubles des photographies – vise par conséquent à faire s’interpénétrer le « temps de production de l’image » et le « temps de sa mise en scène », c’est-à-dire les « temps historiques et mémoriels auxquels l’image renvoie » [38]. En raison de ce geste de mise en interactions et en interférences de la représentation, l’ouvrage procède d’une économie de la survivance, entendue, dans une perspective warburgienne, comme « pouvoir d’intensifier un geste présent » [39]. Et en effet, dans L’Or des mots Eve Duperray évoque les Essais florentins et déclare : « Puissions-nous de l’Histoire dont Aby Warburg disait qu’elle est récollection de la culture faire souffler à travers ces pages "l’aura" de Vaucluse et résonner l’or des mots » [40]. Les photographies sont donc destinées à rythmer et à cadencer les textes, tout en les réaménageant : la Sorgue devient, par le télescopage transhistorique des sonnets et des photographies, l’espace de survivance de l’originaire au sein duquel peut avoir lieu une conjonction totale des sens, garante d’une complétude du sensible. L’éditrice et le photographe mettent en place un dispositif intermédial appelant une appréhension haptique des paysages, sur le mode de l’immersion, tout en exacerbant leur intensité affective, en faisant, dans ce but, alterner celle-ci avec un obscurcissement passager du visible. Mémoire culturelle en acte, le poème et la photographie deviennent l’incarnation d’une mémoire des émotions, ce geste visant à dédoubler la représentation pour mieux redoubler le contact avec la présence initialement établi par l’écriture poétique : c’est de fait l’expérience d’une chercheuse et d’une lectrice qui se donne à voir ici, ou, pour le redire en d’autres termes, l’histoire du sensible qui rencontre la phénoménologie des images [41]. Comme chez Jean Rousset, qui fit suivre sa Littérature de l’âge baroque en France (1953) d’une Anthologie de la poésie baroque française (1961), le diptyque ouvrage critique/anthologie de textes permet de faire se rencontrer ces deux méthodes d’investigation et de maximiser leur impact potentiel, qui relève de l’action directe et immédiate sur le sensible. Dès lors, il est loisible d’avancer qu’Eve Duperray a choisi la Description de la fameuse fontaine de Vaucluse en douze sonnets de Scudéry parce que c’était l’œuvre qui cadrait le mieux avec ces préoccupations pragmatiques et avec l’investissement disciplinaire visé : les photographies de Jean-Paul Dumas-Grillet fonctionnent bien, dans cette optique, comme des « commutateurs entre le passé et le présent » dont le rôle est « de médiatiser et d’impulser le mouvement culturel » [42] et de « provoquer un effet d’intensification et de dynamisation » [43]. De fait, comme l’écrit Merleau-Ponty dans L’Œil et l’esprit, « la photographie maintient ouverts les instants que la poussée du temps referme aussitôt, elle détruit le dépassement, l’empiètement, la “métamorphose” du temps » [44].

 

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[27] « Les ombres, les rochers, et les bois alentours ;/Les prez, et les vallons, et l’illustre Fontaine » (VII, v. 1-2).
[28] Voir Anne Gourio, qui remarque que « la poésie des pierres » est « plus tentée par le primitivisme que par le modernisme » (Chants de pierres, Grenoble, UGA, « Ateliers de l’imaginaire », 2005. En ligne. Consulté le 29 avril 2023).
[29] « Contempler la pierre, la toucher, la sentir, l’écouter, c’est toujours faire l’expérience dépossédante d’un double creusement : la plénitude substantielle du minéral s’ouvre sur une déhiscence, un nœud de souterrains ou un ensemble de sillons, qui répondent parfaitement à la propre béance du sujet et aux corridors géologiques de son corps. Sur un plan physique, la pierre rejoint le corps à un même état d’immédiateté, elle qui est éprouvée avant même de pouvoir être décrite, elle qui s’impose au sujet plutôt qu’elle ne l’accueille. Rappelons que le XXe siècle est sur ce point porteur d’une évolution tangible : d’abord rêvée dans son caractère fixe et infrangible, la pierre devient bientôt une réserve d’énergie, et le vecteur d’un imaginaire éminemment dynamique. Magmatique, volcanique ou tout simplement vivante, elle fait entrer le sujet dans l’histoire de la matière, et le reconduit alors à l’épreuve de sa propre origine. Si la pierre est désormais au centre de l’interrogation poétique, c’est, en effet, qu’elle ne peut manquer d’attirer le regard vers l’instant primordial et de mener le sujet jusqu’à la béance originaire. Voici que la pierre n’est plus seulement au centre d’une expérience sensorielle, elle débouche sur une interrogation du sens, de la destinée et de la justification, toutes dimensions qui enlacent le physique et l’ontologique. Le caractère énergétique de la pierre contribue lui aussi à croiser ces mêmes dimensions » (Ibid).
[30] Ibid.
[31] Ce qui compte ici, comme chez le jeune Valéry, c’est « bien moins » les « lignes générales d’un paysage » que « sa physionomie particulière » et surtout « ce qui compose ce paysage et en constitue la substance et l’intimité ». En effet « ces réalités élémentaires, anonymes, il les accueille comme des modes de l’existence, il s’applique à en épuiser l’essence par un projet attentif de tout son être » (M. Raymond, Paul Valéry et la tentation de l’esprit, Paris, La Presse française et étrangère-Oreste Zeluck éditeur, 1946).
[32] G. Didi-Huberman, « Images-contacts », Phasmes, Paris, Minuit, « Paradoxe », « 1998, p. 28. Voir I. Décarie, « "Images pour que notre main s’émeuve". Regard, écriture et survivance chez Georges Didi-Huberman », Etudes françaises, vol. 51, n° 2, 2015 : « Toucher des yeux. Nouvelles poétiques de l’ekphrasis » (en ligne. Consulté le 29 avril 2023).
[33] J.-P. Dumas-Grillet, Complete Works, Op. cit., p. 87.
[34] J.-M. Schaeffer, L’Image précaire. Du dispositif photographique, Paris, Seuil, « Poétique », 1987, p. 66.
[35] R. Barthes, La Chambre claire. Note sur la photographie [1980], dans Œuvres complètes, t. III (1974-1980), éd. Eric Marty, Paris, Seuil, 1995, p. 1112). Pareillement, on ne saurait dire, à propos du cas précis qui m’occupe, que « d’un point de vue phénoménologique, dans la Photographie, le pouvoir d’authentification prime le pouvoir de représentation » (Ibid., p. 1170), puisqu’en l’occurrence le premier est indissoluble du second ; c’est même par là que s’exprime sa dimension phénoménologique.
[36] G. Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, « Critique », 1985, p. 28.
[37] Page « Jean-Paul Dumas-Grillet » sur le site de la Collection d’art Société Générale (en ligne. Consulté le 29 avril 2023).
[38] Traditions et temporalité des images, sous la direction de G. Careri, Fr. Lissarrague, J.-Cl. Schmitt et C. Severi, Paris, Editions de l’EHESS, 2009, p. 12.
[39] G. Didi-Huberman, « Aby Warburg et l’archive des intensités », Etudes photographiques, n° 10, novembre 2001 (en ligne. Consulté le 29 avril 2023). Voir aussi Giorgio Agamben, Image et mémoire. Ecrits sur l’image, la danse et le cinéma, trad. M. Dell’Omodarme et alii, Paris, Desclée de Brouwer, « Arts et esthétique », 2004, et en particulier « Nymphae », pp. 44 et sq.
[40] E. Duperray, L’Or des mots…, Op. cit., p. 13.
[41] « La photographie, essentiellement, est une phénoménologie – la phénoménologie du monde. D’une part elle donne à voir celui-ci ; d’autre part elle donne à voir la phénoménalité selon laquelle il se produit en tant que monde » (J. Thélot, Critique de la raison photographique, Paris, Les Belles Lettres, « Encre marine », 2009, p. 41).
[42] K. Sierek, Images oiseaux. Aby Warburg et la théorie des médias, trad. P. Rusch, Paris, Klincksieck, 2009, p. 17.
[43] Ibid., p. 18.
[44] M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit [1961], Œuvres, éd. Claude Lefort, Paris, Gallimard, « Quarto », 2010, p. 1623.