La Sorgue baroque : rhétorique du visible,
mémoire du sensible (1998-1649)

- Maxime Cartron
_______________________________

pages 1 2 3
partager cet article   Facebook Linkedin email
retour au sommaire

Figs. 1-10. J.-P. Dumas-Grillet, Les Tombeaux, 1997

Résumé

En publiant la Description de la fameuse Fontaine de Vaucluse en douze sonnets (1649) de Georges de Scudéry accompagnée de photographies de Jean-Paul Dumas-Grillet, Eve Duperray construit un dispositif iconotextuel transhistorique destiné à faire se télescoper texte et image afin de créer un espace de survivance de l’originaire au sein duquel peut avoir lieu une conjonction totale des sens, garante d’une complétude du sensible. L’éditrice et le photographe mettent par là en place un dispositif intermédial appelant une appréhension haptique des paysages, sur le mode de l’immersion, tout en exacerbant leur intensité affective, en faisant, dans ce but, alterner celle-ci avec un obscurcissement passager du visible. Mémoire culturelle en acte, le poème et la photographie deviennent l’incarnation d’une mémoire des émotions, ce geste visant à dédoubler la représentation pour mieux redoubler le contact avec la présence initialement établi par l’écriture poétique : c’est de fait l’expérience d’une chercheuse et d’une lectrice qui se donne à voir ici, ou, pour le redire en d’autres termes, l’histoire du sensible qui rencontre la phénoménologie des images.

Mots-clés : Georges de Scudéry, Eve Duperray, Jean-Pau Dumas-Grillet, Fontaine de Vaucluse, iconotexte, phénoménologie, transhistoricité

 

Abstract

By publishing the Description de la Fontaine de Vaucluse en douze sonnets (1649) by Georges de Scudéry accompanied by photographs by Jean-Paul Dumas-Grillet, Eve Duperray builds a transhistoric iconotextual device designed to allow text and image to be telescoped in order to create a space for the survival of the original within which a total conjunction of the senses can take place, guaranteeing a completeness of the senses. The editor and photographer thus set up an intermedial device calling for a haptic apprehension of landscapes, in the mode of immersion, while at the same time exacerbating their emotional intensity, alternating it with a temporary obscuration of the visible. Cultural memory in action, poetry and photography become the embodiment of a memory of emotions, a gesture aimed at doubling the representation in order to better redouble the contact with the presence initially established by poetic writing: it is in fact the experience of a researcher and a reader who shows herself here, or, to repeat it in others. terms, the history of the sensitive that meets the phenomenology of images.

Keywords: Georges de Scudéry, Eve Duperray, Jean-Pau Dumas-Grillet, Fontaine de Vaucluse, icontext, phenomenology, transhistoricity

 


 

En 1998, Eve Duperray, spécialiste du mythe de la Fontaine de Vaucluse [1], faisait paraître un curieux petit ouvrage : une édition des douze sonnets que Georges de Scudéry consacra en 1649 à ce haut lieu du pétrarquisme, les textes étant accompagnés de photographies de Jean-Paul Dumas-Grillet [2]. Si le rapprochement de la poésie de Scudéry, et plus généralement de la poésie du XVIIe siècle avec des œuvres picturales non prévues initialement pour les illustrer n’a rien d’exceptionnel [3], le fait de choisir des photographies d’un artiste contemporain constitue un hapax, et donc un geste qui ne va pas de soi, ou qu’il importe en tout cas d’interroger afin de déterminer dans quelle mesure « l’acte photographique et l’acte d’énonciation poétique entretiennent des affinités, en amont des œuvres elles-mêmes » [4].

Jean-Paul Dumas-Grillet a décrit l’origine de ce projet dans un véritable récit génétique :

 

A Pâques, la coutume était que nous allions déjeuner à Fontaine-de-Vaucluse. Je montais en famille jusqu’à la résurgence qui vaut largement celle de la Loue. Je me baignais dans la Sorgue, souvenir inavouable. Une trentaine d’années plus tard, Eve Duperray la délicate conservatrice du musée Pétrarque de Fontaine-de-Vaucluse, m’achetait un exemplaire du livre paru chez Fata Morgana et me commandait un travail photographique sur la fontaine [5].

 

Le livre en question, publié en 1997, s’intitule Tombeaux de sable et de lumière (figs. 1 à 10) [6], la partie texte étant due à Olivier Clément [7]. En mettant en regard le récit de publication de Dumas-Grillet et le travail réalisé pour cet ouvrage, on s’avise de son investissement affectif dans la matérialité du monde : la photographie est force d’incarnation, présence de l’artiste dans le battement sensible du réel, au point de le suivre dix-sept ans plus tard encore : « Le 4 janvier 2014, j’ai passé la journée à revoir et à rephotographier les Tombeaux. Et in arcadia ego. Poussin. L’épitaphe qu’on lit en se penchant. La pierre soulevée » [8].

Ce qui m’intéresse surtout ici est l’idée qu’une lecture des Tombeaux se trouve à la source du projet éditorial d’Eve Duperray, renforçant ainsi sa singularité : quel rapport y a-t-il entre un poète contemporain et Scudéry si ce n’est justement cette phénoménologie sensible que constitue la photographie, laquelle, comme le note Jérôme Thélot, « redétermine » la poésie « de part en part » [9] ? La présentation de la collection dans laquelle s’inscrit l’ouvrage – « L’or des mots » – renforce cette accointance intime entre texte et image, qui fonde l’objectif d’Eve Duperray :

 

Une collection qui restitue à leur source les écrits de Pétrarque et explore par petites étapes le territoire géographique, sentimental et poétique du pétrarquisme. Ce dernier ne sera pas envisagé dans la perspective traditionnelle et réductrice d’une esthétique de la reproduction mais comme un courant d’idées, vecteur d’images et de thèmes sensibles dont la puissance de fascination a généré un des mythes fondamentaux de l’imaginaire et de la lyrique occidentale. Consciente de la discontinuité, de la réminiscence et de la reconnaissance des échos littéraires, elle se veut avant tout une exégèse du sentiment amoureux afin que souffle encore l’aura de Vaucluse et résonne l’or des mots [10].

 

Il s’agit, pour la directrice du Musée Pétrarque de Fontaine-de-Vaucluse, d’augmenter la « puissance de fascination » déjà contenue dans les sonnets de Scudéry [11], qu’elle considère comme l’étape baroque la plus signifiante dans la trajectoire du mythe, de faire éprouver leur valeur « sensible » à ses éventuels lecteurs, selon une approche critique plus romantique, du reste, que baroquiste [12] :

 

Comme tous les esprits baroques, Georges de Scudéry est un descripteur particulièrement sensible au grandiose d’un décor. Il y ressent la mélancolie de l’être écrasé par la démesure des espaces, la force d’une nature qui pourrait l’anéantir et pourtant se montre accueillante et bienveillante à son égard [13].

 

Cette perspective permet à E. Duperray d’affirmer la portée existentielle de l’affinité entre texte et image, et donc de valider son choix « anachronique » – il s’agira de préciser ce point en se demandant s’il ne relève pas plutôt d’un phénomène de transhistoricité et de survivance – de photographies contemporaines :

 

Toutefois à la vallée pétrarquienne de rédemption et de lumière, à ce locus amoenus, Georges de Scudéry va substituer une vision plus inquiète des ombres de la nuit. La vallée close avec ses rochers vertigineux et l’insondable du gouffre se prête à une expression poétique plastique qui témoigne de son goût affirmé pour les beaux-arts, particulièrement la peinture et la gravure [14].

 

>suite
sommaire

[1] E. Duperray, L’Or des mots : une lecture de Pétrarque et du mythe littéraire de Vaucluse des origines à l’orée du XXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997. Comme le mentionne l’autrice (p. 9), cet ouvrage est issu d’une thèse dirigée par Daniel Roche et soutenue en 1995 à Paris I devant un jury composé de Ségolène Le Men, Jean-Michel Gardair et Alain Corbin.
[2] La Sorgue baroque. Description de la fameuse fontaine de Vaucluse en douze sonnets de Georges de Scudéry, préf. d’Eve Duperray, photographies de Jean-Paul Dumas-Grillet, Fontaine-de-Vaucluse, Musée Pétrarque, 1998. Référence désormais donnée comme suit : Sorgue baroque.
[3] Voir par exemple le site Poetes.com qui fait dialoguer le second sonnet avec un tableau de Jacob van Ruisdael (en ligne. Consulté le 29 avril 2023).
[4] P. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, « Rayon photo », 2002, p. 34.
[5] J.-P. Dumas-Grillet, Complete Works 1, p. 87 (le pdf était autrefois en ligne sur le site de l’artiste).
[6] Voir l’ouvrage sur le site de l’éditeur (en ligne. Consulté le 29 avril 2023).
[7] On peut voir ces photographies sur le site de Jean-Paul Dumas-Grillet (en ligne. Consulté le 29 avril 2023).
[8] Sorgue baroque, n.p.
[9] J. Thélot, Les Inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF, « Perspectives littéraires », 2003, p. 3.
[10] Sorgue baroque, n.p.
[11] Je me permets de renvoyer à M. Cartron, « L’éclat de l’œil : perception et représentation dans La Description de la fameuse Fontaine de Vaucluse de Georges de Scudéry », Cahiers Tristan L’Hermite, n° XXXIX – Tristan et le regard, sous la direction de Véronique Adam et Sandrine Berrégard, Paris, Classiques Garnier, 2017, pp. 73-89 ; « L’air et le regard : le souffle de l’image. Description de la fameuse Fontaine de Vaucluse en douze sonnets », Poétique, n° 189, 2021/1, pp. 89-97.
[12] Déjà dans L’Or des mots, on pouvait lire : « A la démarche iconologique de l’analyse des allégories, l’essence même du pétrarquisme nous pousse à adjoindre une recherche de la part de l’affect dans la représentation » (Op. cit., p. 285). Mais cette démarche voisinait alors avec celle consistant à « décrypter le "sentiment des images" » pour mener à « la compréhension, à travers les modèles culturels, de la façon dont chaque génération a pu modifier sa vision du pétrarquisme pour l’accorder à la réalité d’un tissu social évolutif et d’un vécu original » (Ibid.), qui est effacée dans la Sorgue baroque.
[13] Sorgue baroque, p. 14. Cette analyse est reprise de L’Or des mots, Op. cit., p. 102.
[14] Sorgue baroque, pp. 14-15. La seconde partie de la citation (de « La vallée close » à la fin) est reprise telle quelle de L’Or des mots, p. 102. En revanche, la première partie (« Toutefois à la vallée pétrarquienne de rédemption et de lumière, à ce locus amoenus, Georges de Scudéry va substituer une vision plus inquiète des ombres de la nuit ») est un ajout.