La Sorgue baroque : rhétorique du visible,
mémoire du sensible (1998-1649)

- Maxime Cartron
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Fig. 11. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 12. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 13. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 14. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 16. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 17. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 18. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fig. 19. G. de Scudéry, La Sorgue baroque, 1998

Fait d’importance, et qui m’amène enfin à notre sujet, l’« expression poétique plastique » scudéryenne est également présentée par E. Duperray comme « picturale », puisque, à ses yeux il s’agit pour Scudéry, « prophète » de « ce lieu quasi biblique et sacralisé » [15], de retranscrire « l’enchantement d’un monde irréel et féérique où tout est permis à l’auteur » [16]. En d’autres termes, la pulsion scopique suscitée par le dispositif iconotextuel conduirait à une volonté de saisie de l’image, à une imprégnation sensible passant nécessairement par le toucher. Dès lors, il convient de revenir sur la partition réalisée par Wölfflin dans les Réflexions sur l’histoire de l’art entre le pictural et le plastique – « on peut définir le pictural comme ce qui n’agit que sur la vue, tandis que le plastique représente toujours une valeur en même temps palpable et saisissable » [17] –, et de montrer comment le dispositif mis en place par l’éditrice concourt à maximiser le potentiel sensible de la matière iconotextuelle, à atteindre une complétude du sensible dont l’appréhension haptique, censée exalter la mémorialité de la Sorgue et « l’intensité significative du mythe pétrarquiste » [18], constituerait le point d’orgue [19].

Si, comme le note Philippe Ortel, le cadrage « privilégie, phénoménologiquement, certaines modalités » de l’« apparaître » du « modèle à représenter » [20], la taille et l’agencement des photographies de Jean-Paul Dumas-Grillet dans le livre sont capitales : elles mettent en échelle un monde et déterminent la saisie scopique et haptique qui peut en être faite, dans la mesure où

 

cadrer, ce n’est pas seulement découper le réel ; c’est aussi régler la distance séparant le sujet de l’objet. Le cadrage est le résultat d’un processus dynamique au cours duquel le moi et le monde négocient leur part respective de présence dans l’espace de la représentation [21].

 

Immédiatement après la page de titre, on se trouve devant une photographie dont la légende, écrite au crayon, porte : « Ils errent sur ces bords ; ils vont parmi ces Bois » (fig. 11). Cette inscription des humains dans la matérialité des lieux est d’emblée évoquée comme fantomale, pleinement symptomatique des « rapports de contiguïtés avec les choses » [22] qu’entretiennent les ombres de Laure et Pétrarque, dont la poésie et la photographie font ressurgir la présence diffuse : l’arbre s’impose au premier plan, faisant à moitié écran à la représentation des eaux et des feuillages plongeant dedans. Il ne s’agit pas seulement de présenter le cadre géographique, mais de marquer la présence brute de la nature et le contact intime entre ses éléments, qui fait la spécificité de son règne. Le vers de Scudéry placé en légende semble presque, pour ainsi dire, gravé sous l’arbre, en ce qu’il donne à voir le souffle des amants qu’il est chargé d’insuffler dans l’image : la valeur programmatique de cette première photographie vise à ménager l’insertion dans le livre du dispositif d’incarnation qui sera développé par la suite, et dont l’un des objectifs – au double sens du terme – est de susciter le désir de se fondre dans ce microcosme [23].

De cette idée découle la mise en place des sonnets I à IV : la photographie illustrant le premier sonnet (fig. 12) est en pleine page, tandis que l’on assiste à deux rétrécissements successifs avec les sonnets II (fig. 13) et III (fig. 14), puis à une disparition de l’image, le sonnet IV étant laissé en blanc (fig. 15 ). La violence de l’interpénétration tumultueuse entre la pierre et l’eau présentée pour illustrer le sonnet I jaillit, mais c’est par l’intermédiaire d’un cadrage resserré, qui nous fait voir la scène comme à travers une fenêtre, procédé encore plus prégnant dans l’image du sonnet II. Ces cadrages optiques fonctionnent comme des mises à distance, comme des « entrevisions » menant progressivement à l’effacement du visible : l’image illustrant le sonnet III ne présente plus au regard une fenêtre à travers laquelle observer la Fontaine de Vaucluse, mais l’immerge en pleine fureur des eaux de manière à renforcer l’intensité brute, le choc de la sensation [24]. L’effacement iconique est du reste annoncé dans la légende gravée sous l’image : « Et la fuite des temps,/N’a point d’antre assez noir ». L’agencement des figures présente donc une série de saisies scopiques toujours plus éphémères mettant en scène la vitalité de l’univers sensible, vitalité menacée de disparaître, dans la mesure où l’idée de tombeau littéraire, dont la tâche est de fixer ce qui précisément ne peut plus l’être, explique le choix de Scudéry par Eve Duperray :

 

Si l’objet de cette suite fut pour Georges de Scudéry d’évoquer le mythe par de belles formes et d’harmonieuses images, sa contemplation de l’eau de la Sorgue, de ses reflets inversés et fugitifs, le conduit à une méditation sur le destin du poète et à un lyrisme de la mort caractéristique de l’esthétique baroque. Pour que Pétrarque et Laure échappent à l’oubli du temps, pour que leur gloire accède à l’immortalité, il faut que la vallée se perpétue en lieu de culte et de commémoration. Dans cet esprit, les trois derniers sonnets constituent littérairement ce que l’on a appelé un tombeau. En ce tombeau de Pétrarque et Laure, Georges de Scudéry imagine la barque de Charon traversant la Sorgue à cet endroit précis, tellement apprécié des graveurs, où la rivière, au pied du château de Cabassole, méandre brusquement [25].

 

En étendant cette logique à l’ensemble des sonnets, on constate que les photographies de Jean-Paul Dumas-Grillet suggèrent avec beaucoup de délicatesse la fugacité de l’univers sensible. Ainsi, la double page située entre les sonnets IV et V présente deux photographies pleine page (fig. 16) : il s’agit de deux vues aériennes symétriques du « serpent de Cristal, qui traverse la Plaine » (IV, v. 1). Sur la seconde image, la présence du photographe est perceptible à travers le léger floutage réalisé par des brindilles situées juste devant l’objectif, tandis que la première s’attache à marquer la suspension de la branche au-dessus de la source pour suggérer l’interconnexion entre les choses du monde. Tombeaux du visible donc, mais sans cesse relancés par l’inscription du photographe au cœur du lieu, comme en témoigne l’illustration du sonnet V, pleine page également (fig. 18), qui, de manière volontairement impressionniste – aussi bien au sens usuel qu’artistique du terme –, semble étendre le floutage déjà aperçu dans l’image précédente à la moitié droite de la composition, alors qu’elle présente en réalité un cadrage rapproché des eaux et de leurs ondulations. On discerne dans ce processus iconique un procédé concerté d’imprégnation progressive puis d’immersion approfondie dans le cœur de la Fontaine de Vaucluse : de loin et de près, l’alternance des saisies scopiques configure un paysage qui livre peu à peu toute l’étendue de sa force d’incarnation, sollicitée par les jeux de cadrages et de mise en échelle des photographies [26].

L’image du sonnet VI (fig. 19) procède à un nouveau rétrécissement focal : le « Et l’on ne peut trop voir la beauté signalée » est extrait du sonnet II, mais cette légende fonctionne presque comme une antiphrase, puisque le positionnement des arbres coupe en deux la photographie sur le plan horizontal et cache ainsi le milieu de la falaise afin d’attirer le regard sur un nouveau cadrage « en fenêtre » figurant, métaphoriquement, les « tours » qui « se mirent dans ces eaux » évoquées par Scudéry, et que Jean-Paul Dumas-Grillet ne pouvait tout simplement pas rendre par l’image. La falaise devient alors le « pan de Muraille » du vers 5 et les branchages, par anamorphose, « l’hierre aux feuilles menues ». En inscrivant cette légende quasi oxymorique sous l’image, l’éditrice et le photographe déjouent les pièges de la représentation, en maintenant comme horizon l’appel à l’incarnation sensible via l’hapticité du paysage dont vibre le regard, tout en tentant de rendre compte indirectement de la portée symbolique du texte scudéryen.

 

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[15] Sorgue baroque, p. 23.
[16] Ibid., p. 15.
[17] H. Wölfflin, « L’architecture de la Renaissance allemande », dans Réflexions sur l’histoire de l’art (Gedanken zur Kunstgeschichte, 1941), trad. Rainer Rochlitz, Paris, Flammarion, « Champs arts », 1997, p. 154.
[18] E. Duperray, L’Or des mots…, Op. cit., p. 11.
[19] En cela, La Sorgue baroque poursuit le projet de L’Or des mots : il s’agit d’aborder le pétrarquisme comme « vecteur d’images et de thèmes sensibles » (L’Or des mots…, Op. cit., p. 12) et, pour ce faire, de rendre effectif le « pouvoir d’évocation poétique (…), représentatif du champ de l’affectif, de la production de l’imaginaire et de cette perception collective qui entourent un lieu de mémoire » dont témoigne l’image (Ibid., p. 325).
[20] P. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie…, Op. cit., p. 20.
[21] Ibid., p. 22.
[22] Ibid., p. 319.
[23] « Ce qui s’appelle "voir" une photographie, c’est souvent tenter de remonter au moment de sa constitution dans le regard du photographe, s’efforcer d’en éprouver la contagion. Pour le photographe, au contraire, il s’est agi d’anticiper la façon dont une configuration du réel laissait pressentir son devenir-image. Le défi a été de faire écho à un ébranlement qui préludait à l’apparition d’une image » (L. Jenny, La Brûlure de l’image. L’imaginaire esthétique à l’âge photographique, Sesto San Giovanni, Mimésis, « L’esprit des signes », 2019, p. 91).
[24] L’illustration du sonnet XI, en pleine page (fig. 17), redouble et renforce l’action de celle du livre II, Eve Duperray notant : « Le poète est fasciné par le bouillonnement des eaux de la Sorgue, symbole d’un conflit irréductible de l’être et du devenir, par leur écoulement perpétuel dans une harmonie de son et de couleur » (Sorgue baroque, p. 17. Passage repris de L’Or des mots…, Op. cit., p. 103).
[25] Sorgue baroque, p. 20.
[26] Jan Baetens, que je remercie chaleureusement, me fait observer à cet égard que l’image, à bords perdus, force pour ainsi dire le lecteur à la toucher du doigt.