Quand l’obscurité s’abat sur le récit.
Iconicité, oblitération et engendrement
poétique dans l’œuvre de Jochen Gerner

- Livio Belloï et Michel Delville
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Fig. 5. J. Gerner, TNT en
Amérique
, p. 2

Voilà pour les modalités de cette approche par recouvrement et mise en relief. Mais ce n’est encore là qu’une partie du geste posé par Gerner. C’est que l’auteur procède également, à l’endroit de l’album d’Hergé, par adjonction, ce qui le distingue plus encore des simples fondus au noir auxquels s’adonnent un Gerhard Rühm ou un Austin Kleon. De fait, à même la surface aniconique dont il joue tout au long de TNT en Amérique, Gerner dépose sur chaque page enténébrée un certain nombre de pictogrammes invariablement monochromes, comme découpés au pochoir, qu’il conçoit, dit-il, comme des « ouvertures sur la lumière », ou encore comme « des néons pop clignotant dans l’obscurité violente de la ville américaine » [8]. La couleur qu’arborent les différents pictogrammes n’a du reste rien d’aléatoire ou d’arbitraire : elle est directement prélevée sur les cases correspondantes dans l’album d’Hergé. Cette palette chromatique singulière doit donc également être considérée comme relevant d’une citation, fût-elle fragmentée et détournée.

Avec le pictogramme, nous avons affaire, par définition, à une représentation schématique, minimaliste, aussi peu artistique que possible, régie avant tout par des impératifs de lisibilité immédiate [9]. Au contact de TNT en Amérique, une autre caractéristique du pictogramme se donne à appréhender : c’est sa foncière platitude, qui n’est pas seulement sémantique, mais qui vaut également au registre plastique. Si, dans l’album de Gerner, l’iconique se voit délibérément congédié, cela signifie que toute illusion de profondeur s’annule également. La planche se donne alors à voir comme un pur aplat, comme une surface noire dressée dans la verticalité. C’est là que se marque la profonde cohérence des choix opérés par Gerner : à sa manière, le pictogramme, signe sommaire et sans épaisseur, accuse cette impression de planéité, à l’unisson des fragments textuels, astreints eux aussi à deux dimensions seulement [10]. En somme, à la faveur tout à la fois du recouvrement sélectif, de la fragmentation verbale et de l’usage de pictogrammes, la planche ne cesse de s’affirmer comme un espace bouché, privé de toute perspective, sur lequel le regard du lecteur ne cesse de buter.

Il y aurait assurément toute une réflexion à mener quant aux relations multiples qui se nouent, page après page, entre pictogrammes et mots isolés, notamment en matière de degrés de symbolisation, travail analytique dont Gert Meesters a jeté les fondements [11]. Mais une interrogation plus fondamentale encore s’impose à nous : comment lire dans le noir ? Comment approcher ces plages d’obscurité ? En d’autres termes, dans ces planches si singulières, qu’est-ce qui, de l’iconique ou du textuel, s’institue en point d’ancrage ? Est-ce le textuel qui constitue un point de référence pour l’iconique ou bien est-ce l’iconique qui vaut comme foyer de gravitation pour le textuel ? A cet égard, notre hypothèse serait la suivante : c’est un effet de primauté, souple et toujours renouvelé, qui gouverne l’ensemble de ces relations. Le point d’ancrage, en l’occurrence, c’est ce qui apparaît en premier lieu sur l’espace de la page en configuration de lecture linéaire. Un exemple assez éclairant de ce point de vue nous est fourni par la page 2 du volume (fig. 5). En haut de la page, le regard s’arrête d’abord sur deux fragments textuels successifs, qu’il a spontanément tendance à associer, encouragé qu’il est, de ce point de vue, par un potentiel enchaînement d’ordre sémantique (« acier » + « pneu » = « roue »). Le regard suit alors son parcours et se recale un peu plus bas, sur la portion gauche de la planche, où il découvre le pictogramme d’une clé anglaise (correspondant iconique du mot « acier », par effet de synecdoque), suivie d’une très élémentaire forme ronde (correspondant iconique du mot « pneu », par effet de ressemblance).

Tacitement invité à fabriquer des couples verbo-iconiques, le regard s’attache en l’occurrence à apprécier la distance et le positionnement respectifs des mots isolés et des pictogrammes. Au départ d’une lecture linéaire, l’architecture même de la planche nous convie de la sorte à déployer une lecture plus tabulaire, c’est-à-dire plus vagabonde et serpentine. Tout juste après sur la même page, se produit un cas d’apparition conjointe : le textuel (« heure ») et son correspondant graphique (un « H » majuscule) apparaissent l’un contre l’autre dans la même zone de la page : en pareil cas de figure, nul effet de primauté entre les deux éléments mis en coprésence. A la même hauteur que le « H » majuscule, mais cette fois dans la portion droite de la planche, se manifeste, isolé, un pictogramme figurant une motocyclette. Dans la mesure où il apparaît en premier lieu, ce pictogramme s’institue de facto en point d’ancrage, vis-à-vis duquel le regard se met en quête d’un fragment textuel correspondant, disposé en gravitation autour de lui. Et, de fait, ce fragment corrélé (« moto ») se laisse repérer quelques centimètres plus bas, à la verticale ou presque du pictogramme qui l’a précédé dans l’ordonnancement général de la page.

Dans une optique plus large, comment convient-il de lire ces dizaines de pictogrammes ? Signe plat, froid et utilitaire, le pictogramme semble dénoter ici un univers aseptisé et dépersonnalisé ; un monde réduit à une pure signalétique, ce qui, par contraste, tend à exacerber encore les effets de violence emportés par les mots placés à l’isolement. D’un autre point de vue, plus historique ou intertextuel, l’usage du pictogramme peut se lire comme une allusion et un hommage à Raymond Queneau, en particulier à ce Récit d’un voyage en automobile de Paris à Cerbère (en prose), publié en 1950, mais composé dès 1928, courte narration échafaudée au départ d’une quarantaine de pictogrammes plus ou moins stylisés. Par le biais des suppléments figuratifs dont il constelle son œuvre au noir, Gerner jette ainsi un pont entre l’OuLiPo historique et l’OuBaPo contemporain, autour d’un usage paradoxalement créatif du pictogramme, comme l’a bien souligné Jean-Christophe Menu [12].

 

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[8] J. Gerner, TNT en Amérique, Op. cit., non paginé.
[9] Les rapports entre TNT en Amérique et le minimalisme, courant auquel Gerner (pour les illustrations) et Christian Rosset (pour les textes) ont d’ailleurs consacré un intéressant petit ouvrage (Le Minimalisme. Moins, c’est plus, Bruxelles, Le Lombard, 2016), sont évidents. Ils ne doivent cependant pas occulter d’autres influences telles que celle de l’expressionisme abstrait américain, auquel Gerner, dans Abstraction (1941-1968), rend hommage par le biais du recouvrement d’un numéro du pocket Navy datant de 1968, exercice se donnant pour but, comme l’auteur le précise lui-même, d’« amplifi[er] les références à une gestuelle graphique et à l’abstraction présentes dans cette bande dessinée (références volontaires ou involontaires) », évoquant par là-même « le mouvement abstrait américain d’après-guerre et la période picturale allant de la seconde guerre mondiale à mai 1968 ». Voir J. Gerner, Abstraction (1941-1968), Op. cit., postface de C. Rosset, non paginé.
[10] A cet égard, voir T. Groensteen, Système de la bande dessinée [1999], Paris, Presses Universitaires de France, « Formes Sémiotiques », 2011, p. 82.
[11] G. Meesters, « Hergé dynamité. De Tintin à TNT en Amérique », Art&Fact, n° 27, 2008, pp. 95-101.
[12] J.-C. Menu, La Bande dessinée et son double, Op. cit., p. 401.