Quand l’obscurité s’abat sur le récit.
Iconicité, oblitération et engendrement
poétique dans l’œuvre de Jochen Gerner

- Livio Belloï et Michel Delville
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Résumé

Le présent article prend pour objet TNT en Amérique (2002), œuvre de bande dessinée expérimentale composée par le plasticien français Jochen Gerner. Dans cet ouvrage, l’auteur se risque à recouvrir d’encre de Chine toutes les planches composant Tintin en Amérique, l’illustre album d’Hergé. Du matériau-source, Gerner ne laisse à découvert que quelques mots épars, qu’il assortit d’un ensemble de pictogrammes. Procédant par recouvrement, l’auteur vise à mettre en relief tout ce qui, dans l’album d’Hergé, connote la violence, le conflit, les rapports de force, etc. Notre étude s’emploie à examiner au plus près un mécanisme d’engendrement très singulier suivant lequel, d’un album de bande dessinée, Gerner tire deux œuvres originales, l’une correspondant au corps même du volume, l’autre à un ensemble de soixante-deux quatrains rassemblés sur une feuille volante glissée dans la couverture de l’album.

Mots-clés : Tintin, Hergé, recouvrement, expérimentation, engendrement poétique

 

Abstract

This article focuses on TNT en Amérique (2002), an experimental comic book composed by the French visual artist Jochen Gerner. In this work, the author covers up with Indian ink every single page of Tintin en Amérique, Hergé’s celebrated album. Gerner leaves uncovered only a few scattered words from his source material, to which he adds a set of pictograms. The ultimate goal of the author’s overpainting is to highlight everything in Hergé’s album that connotes violence, conflict, power struggles, etc. Our study seeks to examine as closely as possible a very singular generative mechanism which allows Gerner to draw two original works from a single comic album: one corresponding to the body of the volume, the other to a set of sixty-two quatrains collected on a loose sheet slipped into the album cover.

Keywords: Tintin, Hergé, cover-ups, experimentation, poetic generation

 


 

La question abordée dans le cadre du présent article pourra, en première instance, sembler paradoxale, voire relativement déplacée. Déplacée, elle l’est en effet, mais de façon très littérale et assumée, dans la mesure même où nous nous proposons en la circonstance d’opérer un renversement de la perspective : il s’agira ici d’étudier, non pas des cas de contact ou de porosité entre littérature et image, mais bien des faits d’interaction entre littérature (au sens large du terme) et anti-image ou non-image. Dans l’œuvre expérimentale qui va retenir notre attention, cette anti-image prend la forme de ce que nous appellerons une surface aniconique. Comme nous le verrons, les interactions, voire les frictions, entre le littéraire et l’aniconique programment en l’occurrence une transmutation textuelle généralisée en vertu de laquelle deux œuvres distinctes – l’une de nature verbo-iconique, l’autre essentiellement verbale – trouvent à s’engendrer au départ d’un seul et même matériau-source, à savoir un album de bande dessinée.

TNT en Amérique (L’Ampoule, 2002) de Jochen Gerner est une œuvre assez emblématique des travaux de l’OuBaPo (Ouvroir de bande dessinée potentielle), ce collectif à géométrie variable auquel l’auteur collabore depuis sa fondation en 1992 [1]. L’album en question obéit de part en part à un principe de « restriction iconique » [2]. Il s’agit, à tous égards, d’un véritable attentat sur le plan figuratif. Avec TNT en Amérique, Gerner s’est en effet lancé dans une entreprise un peu folle, iconoclaste, voire sacrilège, consistant à recouvrir d’encre noire les planches composant Tintin en Amérique, l’illustre chef-d’œuvre d’Hergé (1946 pour la version couleurs). Si la page reste telle qu’en elle-même en termes de format et d’hypercadre, si elle obéit par ailleurs à la même numérotation, tout le reste disparaît, aussi bien les cases et que les espaces intericoniques, qui sombrent tous dans l’obscurité. Cette opération de recouvrement s’avère d’autant plus ironique qu’elle prend pour objet l’un des albums les plus mouvementés qui soit dans toute l’œuvre d’Hergé. A la relecture, Tintin en Amérique présente en effet un nombre incalculable de péripéties, de retournements de situation, de rebondissements en tous genres. Tout au long de cet album, le personnage de Tintin fait ainsi face à la mort une dizaine de fois dans les circonstances les plus variées (accident de voiture, asphyxie, noyade, pendaison, etc.), mais toujours en réchappe in extremis, comme par miracle, souvent en dépit de toute vraisemblance. Le contraste s’avère particulièrement brutal avec ce qui advient (ou, plus exactement, ce qui n’advient pas ou plus) dans le volume de Gerner.

Dans le véritable black-out qu’il inflige au matériau-source, l’auteur ne laisse surnager que quelques fragments de texte qu’il a d’ailleurs dû réécrire de sa propre main, pour des raisons d’ordre juridique, optant en la circonstance pour une retranscription en lettres capitales [3]. Du matériau verbal originel, Gerner ne laisse à découvert que quelques mots épars, réduits à l’état de bribes, privés de tout locuteur susceptible de les prendre en charge.

Pour singulier qu’il puisse paraître, le geste posé par Gerner n’est pas sans précédent. On songe notamment à une œuvre telle que Reduzierte Zeitung (1962) de l’artiste et poète visuel Gerhard Rühm. Dans cette œuvre, Rühm a pris le parti de recouvrir d’encre de Chine six pages à la une d’un quotidien autrichien, n’y laissant plus apparaître qu’un seul et même mot (soit la conjonction de coordination « und »). Entre Rühm et Gerner, la parenté est manifeste, mais la démarche adoptée par le plasticien français semble plus radicale à bien des titres. Plus radicale, elle l’est d’abord en raison de son extension : il ne s’agit pas, pour Gerner, de noircir 6 pages, mais bien toutes les planches (62 en l’occurrence) que compte Tintin en Amérique. D’autre part, Gerner s’attaque ici, non pas au tout-venant du discours médiatique et à ses formules convenues, mais bien à une œuvre que l’on peut aisément tenir pour canonique. Du reste, la véritable postérité du Reduzierte Zeitung de Rühm serait plutôt à chercher dans le travail de l’artiste américain Austin Kleon et, en particulier, dans son bien nommé Newspaper Blackout (2010), lequel consiste également à faire œuvre en oblitérant des articles de presse, cette fois piochés dans les pages du New York Times [4].

 

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[1] Sur la genèse et les travaux de l’OuBaPo, voir notamment J.-C. Menu, La Bande dessinée et son double, Paris, L’Association, 2011, pp. 101-137.
[2] Pour un exemple très concis et particulièrement éclairant de création par restriction iconique, voir par exemple F. Ayroles, « Feinte Trinité », dans OuBaPo, Oupus 2, Paris, L’Association, 2003, p. 24.
[3] A ce sujet, T. Groensteen, Parodies. La bande dessinée au second degré, Paris, Skira Flammarion, p. 190, note 18.
[4] A. Kleon, Newspaper Blackout, New York, Harper Perennial, 2010.