Quand l’obscurité s’abat sur le récit.
Iconicité, oblitération et engendrement
poétique dans l’œuvre de Jochen Gerner

- Livio Belloï et Michel Delville
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 1. J. Gerner, TNT en
Amérique
, p. 36

Fig. 2. J. Gerner, TNT en
Amérique
, p. 10

Fig. 3. J. Gerner, TNT en
Amérique
, page de garde

Fig. 4. J. Gerner, TNT en
Amérique
, p. 7

Drastique, le choix des mots retenus par Gerner ne doit rien au hasard : hormis quelques adjectifs, quelques adverbes et autres interjections (du type « Diable ! », « Stop », « Aïe ! », « Attention ! » ou « Vite ! »), l’auteur ne conserve du matériau-source que des substantifs, en nombre variable selon les pages  : tantôt, sur le mode d’une relative prolifération, une vingtaine d’entre eux s’éparpillent à la surface de la planche maculée de noir (p. 36) (fig. 1) ; tantôt, sur le mode inverse de la raréfaction, seuls trois substantifs émergent de l’obscurité ambiante (« bruit », « monsieur », « policiers », p. 10) (fig. 2). Dans l’univers énigmatique qui s’échafaude sous nos yeux, tous les verbes ont disparu alors que, paradoxalement, l’action se voit partout insinuée. A l’absence de verbes, fait pendant, en toute logique, une absence de toute marque de conjugaison, ce qui tend à suggérer une temporalité court-circuitée, suspendue, un monde figé, comme saisi à l’arrêt.

Absence de verbes, mais aussi, notons-le, absence de toute cheville syntaxique. Prend dès lors forme, sous le regard du lecteur, un univers dépourvu de tout rapport de cause à effet, vierge de toute relation de subordination ou de coordination ; une ample parataxe, en somme, sous l’effet de laquelle la fiction hergéenne se voit à la fois mise à plat et mise à bas, comme vidée de sa substance, réduite à une sorte d’état pétrifié. Ce qui est ici à l’œuvre, paradoxalement, c’est une sorte d’arrêt sur image généralisé.

Non moins remarquable est l’oblitération de tout nom propre. Dans TNT en Amérique, le sujet humain se voit en quelque sorte réduit à des fonctions, à des statuts, à des positions de pouvoir. La notion même d’individu s’y abolit, dans un univers à présent dépersonnalisé ou déshumanisé. Cette idée d’une anonymisation de la fiction hergéenne vaut également pour les pages de garde situées en début et en fin de volume. Tous les personnages participant de près ou de loin à l’univers de Tintin, des plus familiers aux plus obscurs, s’y sont évanouis, au profit de ce qui leur tenait lieu d’arrière-plan, soit une simple alternance de rayures bleu foncé et bleu clair (fig. 3). Cette disparition invite d’ailleurs à distinguer, sur un plan méthodologique et poïétique tout à la fois, les deux opérations que sont, d’une part, le recouvrement (qui concerne les planches de l’album d’Hergé) et, de l’autre, l’effacement (qui affecte quant à lui ses couvertures intérieures). Même s’ils aboutissent à des résultats analogues, placés sous le signe du retranchement, les deux procédés s’opposent comme l’on opposerait respectivement traitement par le noir et traitement par le vide [5].

Si une nuit d’encre s’est abattue sur l’album d’Hergé, si l’espace s’y est anéanti tout comme le temps s’y est suspendu, qu’est-ce qui, dans l’ouvrage de Gerner, peut prétendre faire événement ? A cet égard, on ne peut qu’être frappé par l’importance que revêt ici, sur le plan verbal, le schème de la répétition. Oblitérer l’iconique, masquer certains mots pour mieux en exposer d’autres permet ainsi à Gerner de mettre en lumière, dans la trame du matériau-source, des récurrences assez flagrantes, qui se dévoilent au travers de combinatoires souvent complexes et diversifiées. Ainsi, un même mot isolé peut se voir répété sur la même page. Pour ne prendre que quelques exemples, au milieu de la page 7, sur la portion droite de la planche, le mot « sang » survient à deux reprises en des emplacements très rapprochés (fig. 4) ; plus bas sur la même page et en un parfait alignement, le mot « vite » se détache à trois reprises, programmant une accélération virtuelle au sein d’un récit dont tout nous est caché. Dans le même registre, en haut de la page 17, c’est le mot « patron » qui se trouve réitéré en rafale, alors que le vocable « cheval » se manifeste à deux reprises de part et d’autre de l’axe médian de la planche, une fois à gauche dans la zone supérieure de la page, une fois à droite dans sa portion inférieure, selon un élémentaire, mais très prégnant effet de symétrie.

Au gré des sélections opérées par Gerner, de telles répétitions peuvent également se produire, non à la surface de la même planche, mais de page à page, consécutivement ou non. Ainsi du mot « hache » apparaissant trois fois dans la portion inférieure de la page 19 et investissant à quatre reprises, sous la forme d’une dissémination, la page suivante. Ainsi, entre pages non consécutives, du mot « tonnerre », qui constitue à lui seul un véritable réseau tout au long de l’album avec, parmi d’autres, des occurrences au milieu de la page 13, en haut à gauche de la page 16, en haut à droite de la page 17, autour du centre géométrique de la page 20, en haut à l’extrême gauche de la page 24, en bas à droite de la page 41, en haut à gauche de la page 43, etc.

Par les choix qu’il effectue, brisant de facto toute relation syntaxique, Gerner transforme le matériau originel en une litanie, en une sorte de mantra où les mêmes mots se martèlent de façon quasiment incantatoire. Concentré sur des bégaiements énonciatifs, sur des tics verbaux, l’auteur met en relief le caractère obsessionnel de l’écriture hergéenne, tout particulièrement à l’endroit de substantifs dénotant la violence, le conflit, les rapports de force et les rapports d’argent, le choc, la chute, l’explosion, etc. [6]. En d’autres termes, l’encre de Chine, sous la plume de Gerner, fait paradoxalement office de révélateur. Sous cet angle, l’auteur se montre très conscient de son geste et des enjeux qui y sont attachés :

 

Avec ce type d’intervention graphique, je parle de l’Amérique en utilisant une bande dessinée de Hergé. Mais je parle également du travail de Hergé par le biais d’un travail thématique sur l’Amérique. Car ces deux univers, la ligne claire de Hergé et la société américaine, peuvent être interprétés de façon similaire : deux mondes riches, beaux et lisses en apparence, troubles et violents en profondeur. Il était ainsi possible pour moi par un procédé de recadrage, de cache et de recouvrement, d’utiliser une matière première, afin d’en explorer les richesses inexploitées mais aussi les zones d’ombre [7].

 

>suite
retour<
sommaire

[5] Observons au passage que ces deux opérations, traitement par le noir et traitement par le vide, préfigurent, dans l’œuvre de Gerner, d’autres manœuvres de recouvrement prenant pour objet, quant à elles, des publications moins connues et moins prestigieuses que Tintin en Amérique. C’est notamment le cas de Panorama du feu (Paris, L’Association, 2010) et du volume intitulé Abstraction (1941-1968) (Paris, L’Association, 2011). La démarche adoptée par Gerner évoque également, en termes de modus operandi, les recherches menées, dans le champ du cinéma expérimental, par Martin Arnold. Dans des œuvres comme The Invisible Ghost (2002) ou Shadow Cuts (2010), le cinéaste autrichien retravaille lui aussi des œuvres antérieures (film classique hollywoodien ou cartoon produit par Disney) sur le mode de la soustraction. Sur cette connexion Gerner-Arnold, voir L. Belloï, L’Image pour enjeu. Essais sur le cinéma expérimental contemporain, Paris, Editions Mimésis, « Formes filmiques », 2021, pp. 168-170.
[6] Dans le même registre, Panorama du feu et ses recouvrements de récits de guerre en petits formats témoignent d’un égal désir de révéler par effacement toute la violence d’une époque (celle de la Seconde Guerre Mondiale, en l’occurrence, avec pour toile de fond la guerre froide, époque à laquelle ces pockets furent publiés).
[7] J. Gerner, texte de présentation rédigé pour le compte de la galerie Anne Barrault, 2005 (en ligne. Consulté le 2 mai 2023). Cette procédure de révélation par recouvrement permet d’établir un parallélisme assez stimulant entre l’œuvre de Gerner et A Humument (1966-2016) de l’artiste anglais Tom Phillips. Sur cet ouvrage unique en son genre, voir L. Belloï et M. Delville, « Les Blessures de Mallock. Reprise, réduction et amputation dans A Humument de Tom Phillips », Textimage, n° 11, automne 2019 (en ligne. Consulté le 2 mai 2023) et, des mêmes auteurs, « Le Livre d’artiste saisi par la bande dessinée. Entrecroisements, détournements », Piano B. Arte e Culture Visive, vol. 5, n° 1, 2021, pp. 161-184 (en ligne. Consulté le 3 mai 2023).