Multiplicité et richesse typographique
chez Chris Ware

- Côme Martin
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Fig. 7. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 9. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 10. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 11. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 8. L. Forton, 100 ans, le meilleur des Pieds Nickelés, 2008

      Jimmy Corrigan (2000) ne comporte pas de citations visuelles ou de mises en page semblables à celles qui viennent d’être d’évoquées, mais l’œuvre témoigne également des compétences typographiques de l’auteur. Pour paraphraser Kannenberg à ce sujet, la façon qu’a Ware de considérer le texte au sein de son œuvre la structure dans son ensemble [25]. Kannenberg écrit également :

 

Text reads as an image in Ware’s comics (…) His comics can present simultaneous narrative strands by combining text and image in non-traditional designs. In his long narratives, Ware brings together many different strategies of reference between visual elements both within and across comics pages, exploring the narrative potential of the comics form [26].

 

      Afin d’apprécier l’usage innovant que fait Ware du texte au sein de Jimmy Corrigan, il convient tout d’abord de considérer les fonctions habituelles du texte dans la bande dessinée. Kannenberg distingue trois types de relation entre le texte et la narration dans une bande dessinée :

 

(1) Narrative qualities, including the ways the text’s position within compositions influences the order in which discrete units combine into an aggregate narrative whole. (2) Metanarrative qualities, including the way the appearance of text can enhance the narrative in areas such as timing, characterization, or theme, as opposed to plot or structure. (3) Extranarrative qualities, including the ways that factors like text design and larger publication design can signify for the reader the type of story, regardless, of that story’s specific narrative content. These factors, which lie outside of the story proper, identify a work either as an example by a particular creator or of a certain title or genre [27].

 

      Plusieurs autres chercheurs vont dans le même sens ; c’est le cas de Paul Gutjahr et de Megan Benton : « The narrative qualities of lettering, such as placement within and across compositions on the page, influence the acquisition of information by the reader in flexible, fluid ways. Metanarrative qualities comment to varying degrees on a given work in areas such as timing, characterization, and theme » [28] ; ou d’Ann Miller, qui écrit que la bande dessinée emploie cinq types de texte : « The peritext, to be found on the covers and fly leaves, the narrative voice-over or récitatif, the dialogue, the sound effects or onomatopées, and any texts which exist within the fictional world » [29]. Elle ajoute que l’intégration ou la séparation d’un texte par rapport à l’image dépend de son statut par rapport à la narration dans son ensemble [30]. Lawrence Abbott, de façon plus oblique, applique les mêmes types de distinctions : « Traditionally, there are three main types of language in comic art: narration, dialogue and sound effect; and each adheres to its own distinct visual form in the panel » [31]. Ces distinctions, qui peuvent sans doute être appliquées à des bandes dessinées où le texte n’apparaît qu’à l’intérieur de cartouches narratifs ou de bulles de dialogue, trouvent leurs limites dans des œuvres plus expérimentales sur ce point, comme Jimmy Corrigan. La fortune critique concernant le texte dans la bande dessinée étant assez pauvre – alors que des œuvres comme Jimmy Corrigan démontrent à la fois la potentialité du médium en la matière, et les possibilités d’analyse qui en découlent – nous nous bornerons ici à nous pencher sur des exemples explicitant les deux premiers types de relations relevés par Kannenberg [32].
      Les deux premières qualités que Kannenberg dénombre sont, au sein de Jimmy Corrigan, souvent liées, le rythme de la narration et son contenu étant en réalité fréquemment indissociables. Kannenberg qualifie d’ailleurs les pages de l’auteur de totalité visuelle-littéraire : « A closed system in which the various elements both act in their traditional representative fashions and, through their spatial juxtaposition, participate in creating larger units of meaning » [33]. La juxtaposition spatiale du texte et de l’image est également étudiée par Thierry Groensteen, qui note : « Bien qu’on n’ait guère l’habitude de la considérer ainsi, la bulle fait partie des espaces constitutifs de la bande dessinée – de même que les cartouches enfermant un texte narratif, que je désigne, avec quelques autres, comme les récitatifs » [34]. Et, plus loin : « La bulle est peut-être le seul élément du dispositif paginal sur lequel le regard s’arrête à coup sûr (…) Elle est un point d’ancrage, un passage obligé. Dès lors, la lecture peut être dans une certaine mesure dirigée, conduite par le réseau que tissent à travers la page les positions occupées par les bulles successives » [35]. Ces remarques s’appliquent tout aussi bien aux récitatifs, et aux textes qui ne contiennent pas de supplément visuel [36] puisque, toujours selon Groensteen, « il arrive parfois que le texte ne soit pas serti, les mots étant alors accueillis à l’intérieur de l’espace représentatif sans que le domaine de l’écrit et de l’iconique soient explicitement démarqués » [37].
      L’emploi des dialogues dans Jimmy Corrigan obéit en majorité aux codes du genre, et ne se démarque pas des pratiques habituelles en bande dessinée. On peut noter néanmoins une exception, située entre le dialogue véritable et le récitatif. Dans le premier tiers du récit, alors que Jimmy s’est fait renverser par un camion et se fait soigner à l’hôpital, son père lui demande s’il a parlé de lui à sa petite amie. Jimmy répondant par l’affirmative, son père lui demande alors ce qu’elle a dit. Après une case silencieuse, la séquence jusqu’ici uniforme dans les couleurs aussi bien que dans les postures des personnages change radicalement (fig. 7). Cette case est particulière à deux égards : d’une part, à part les mots « Uh I guess », les paroles de Jimmy viennent se placer sous la case, à la position qui est habituellement celle du récitatif [38]. Par ailleurs, ces trois mots sont placés de part et d’autre de Jimmy, à la fois dans des bulles mais aussi en lettres capitales, en blanc alors que le fond de la case est rouge. L’effet est frappant, et rappelle une case survenue trois pages auparavant, lorsque le père de Jimmy lui demande s’il a une petite amie (fig. 9). Dans les deux cas, cette perturbation dans le flot narratif, à la fois visuelle (la couleur rouge) et textuelle, survient lorsque le père de Jimmy le met dans l’embarras par ses questions. La typographie inhabituelle sert donc à surprendre le lecteur mais aussi à traduire l’état affectif du protagoniste à cet instant précis.
      Kannenberg examine deux autres usages de la typographie au fil du récit : le premier étant l’usage de cartouches narratifs de conjonction (de type « And », « But », « Thus »), le second l’apparition, au sein de l’analepse que constitue le récit de James Sr., de cartouches narratifs occupant l’ensemble de la case, et dont la typographie rappelle les inserts de texte utilisés dans les films muets (figs. 10 et 11). Dans le premier cas, Kannenberg écrit :

 

The picture narratives convey brief incidents, and the conjunctions demonstrate the relatedness of such incidents to each other. Unlike typical comics narrative blocks which float at the top of panels and which form only part of a larger omniscient narrative voice, these conjunctions serve as striking, graphic punctuation on the narrative level, linking not verbal sentences but illustrated events [39].

 

      Samuel Bréan décrit ainsi ces « conjonctions » :

 

There are appoggiaturas of a strange nature: instead of being indications like “On the following morning” or a sentence explaining what happened between the panels, there are mostly simple adverbs or conjunctions like “and,” “anyway” or “thus”. They appear vertically or horizontally, elaborately crafted in various typographies and colors, and are systematically followed by a period. Ware agrees to mark the passage between two different moments, but he chooses to be ironic in its use of generic indications. They do not have much significance in themselves, but only as functional markers [40].

 

      Bien que nous souscrivions au point de vue de Bréan, qui voit dans l’usage de ces cartouches une volonté ironique de la part de l’auteur, il ne s’agit cependant sans doute pas de leur seule fonction. En effet, ils peuvent aussi avoir une fonction structurante au sein du récit, de la même façon que l’usage du texte dans la planche de Quimby the Mouse citée précédemment guidait le lecteur à travers l’espace narratif. Steven Heller semble aller dans ce sens lorsqu’il écrit :

 

[Numerous pages of Jimmy Corrigan] typify Ware’s belief that words are as important as pictures in progressing the overall narrative. Boldly rendered words such as "thus", "later" and "so" substitute for drawings of particular scenes and characters. Ware’s words are signposts along the way towards understanding. The weight of letterforms and the scale of words, in concert with subtle changes in colour and indications of movement, contribute to the overall drama of the exquisitively produced sequences [41].

 

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[25] E. P. Kannenbeg, « Form, function, fiction : Text and image in the comics narratives of Winsor Mc Cay, Art Spiegelman, and Chris Ware », art. cit., p. 173.
[26] « Le texte se lit comme une image dans les bandes dessinées de Chris Ware (…) Ses bandes dessinées peuvent afficher plusieurs fils narratifs simultanément en combinant image et texte de façon non conventionnelle. Au sein de ses récits plus longs, Ware associe de nombreuses stratégies de référenciation d’éléments visuelles, sur la même page mais également entre plusieurs planches, explorant ainsi le potentiel narratif du médium » (Ibid).
[27] « (1) Les qualités narratives, ce qui inclut les façons dont la position du texte au sein de la composition influence l’ordre dans lequel de discrètes unités s’associent en un groupe narratif cohérent. (2) Les qualités métanarratives, ce qui inclut la façon dont l’apparence du texte peut souligner la narration en termes de rythme, de caractérisation, ou de thème, au lieu de l’intrigue ou de la structure. (3) Les qualités extranarratives, ce qui inclut les façons dont l’aspect visuel du texte, et du livre, indiquent au lecteur à quel type d’histoire il a à faire, sans tenir compte du contenu narratif spécifique de l’histoire. Ces facteurs, qui ne concernent pas le récit en tant que tel, identifient une œuvre comme exemplaire d’un certain créateur ou appartenant à un certain titre ou genre » (Ibid., p. 25).
[28] « Les aspects narratifs du lettrage, comme le placement sur et à travers les compositions de la page, influencent l’acquisition d’information par le lecteur de façon fluide et flexible. Les aspects métanarratifs commentent, de façon plus ou moins nette, sur le rythme, la caractérisation ou le thème d’une œuvre donnée » (P. C. Gutjahr et M. L. Benton, « Bridge Six », art. cit., p. 163).
[29] « Le péritexte, que l’on trouve sur les couvertures et les rabats, la voix-off narrative ou récitatif, le dialogue, les effets sonores ou onomatopées, et tous les textes qui existent dans le monde fictionnel » (A. Miller, Reading Bande Dessinée, Op. cit., p. 97).
[30] Ibid.
[31] « Traditionnellement, il y a trois principaux types de langage dans l’art de la bande dessinée : la narration, le dialogue et les effets sonores. Chacun a sa propre forme visuelle à l’intérieur de la case » (L. L. Abbott, « Comic Art: Characteristics and Potentialities of a Narrative Medium », dans Journal of Popular Culture 19.4, 1986, p. 156).
[32] Nous reviendrons cependant sur d’autres aspects du texte dans la section suivante.
[33] « Un système clos, dans lequel les différents éléments remplissent à la fois leur fonction représentative traditionnelle, et, de par leur juxtaposition spatiale, participent à la création d’unités de sens plus grandes ». E. P. Kannenberg, « Form, function, fiction : Text and image in the comics narratives of Winsor Mc Cay, Art Spiegelman, and Chris Ware », art. cit., p. 178. Et quelques lignes plus bas : « Ware produces comics text which functions both grammatically and pictorially, reinforcing or otherwise commenting on the images » (« Ware produit un texte de bande dessinée qui fonctionne à la fois grammaticalement et picturalement, renforçant ou commentant les images »).
[34] T. Groensteen, Système de la bande dessinée, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, pp. 79-80.
[35] Ibid., p. 95.
[36] Par « supplément », nous entendons le contour d’une bulle pour un dialogue, le tracé d’un cartouche pour un récitatif.
[37] Ibid., p. 80.
[38] Renvoyant par là à une tradition des bandes dessinées du début du XXe siècle qui figuraient le dialogue ainsi au lieu de le placer dans des bulles (fig. 8).
[39] « Les séquences narratives relatent de brefs incidents, et les conjonctions démontrent la relation entre ces incidents. Alors que les blocs narratifs de bande dessinée flottent conventionnellement en haut des cases et ne forment qu’une partie d’une voix narrative omnisciente plus large, ces conjonctions font office de ponctuation graphique et frappante au niveau narratif, reliant non des phrases verbales mais des événements illustrés » (E. P. Kannenberg, « Form, function, fiction : Text and image in the comics narratives of Winsor Mc Cay, Art Spiegelman, and Chris Ware », art. cit., pp. 188-189).
[40] « Il y a des appogiatures de nature étrange : au lieu d’être des indications comme “Le matin suivant” ou une phrase expliquant ce qui est arrivé entre les cases, il y a surtout de simples adverbes ou des conjonctions comme "and", "anyway" ou "thus". Elles apparaissent verticalement ou horizontalement, réalisées avec soin dans diverses polices et couleurs, et sont systématiquement suivies d’un point. Ware accepte de marquer le passage entre deux moments différents, mais il choisit d’être ironique dans son usage d’indications génériques. Elles n’ont pas beaucoup de sens en elles-mêmes, et ne sont que des marqueurs fonctionnels » (S. Bréan, « Jimmy Corrigan, the Smartest Kid on Earth: a Hall of Mirrors », art. cit., pp. 50-51).
[41] « [De nombreuses pages de Jimmy Corrigan] explicitent l’opinion de Ware selon laquelle les mots sont aussi importants que les images pour faire progresser la narration globale. Des mots affichés en gros comme "thus", "later" et "so" se substituent aux dessins de certaines scènes et personnages. Les mots de Ware sont des poteaux indicateurs sur la route vers la compréhension. Le poids de leur tracé, l’échelle de ces mots, de concert avec de subtils changements de couleurs et des indications de mouvement, contribuent à la dramatisation globale de ces séquences élégamment produites » (S. Heller, « Smartest letterer on the planet », art. cit., p. 24).