Multiplicité et richesse typographique
chez Chris Ware

- Côme Martin
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Fig. 1. P. Karasik et D. Mazzuchelli, City
of Glass
, 1994

Fig. 2. W. Mc Cay, Little Nemo in Slumberland

Introduction – Le texte en bande dessinée

 

      Chris Ware fait aujourd’hui partie des dessinateurs de bande dessinée mondialement connus, dont l’œuvre a rencontré un succès à la fois critique et public [1]. Ses récits ne cessent d’étonner par la complexité de leur mise en page, la densité de la narration et la richesse des caractères humains qu’ils présentent au lecteur ; autant d’aspects qui ont pu faire l’objet de travaux universitaires [2]. Pourtant, et à l’instar de nombreuses autres œuvres du médium, son usage du texte a moins été étudié et commenté.
      Le texte en bande dessinée est intrinsèquement visuel, ne serait-ce que parce qu’il est la plupart du temps écrit à la main ou imprimé de façon à imiter l’écriture de l’auteur, afin de rapprocher son authenticité de celle du dessin, comme le notent Paul Gutjahr et Megan Benton :

 

For the cartoonist (…) the accurate reproduction of authorial marks—be they images or text—is essential in the publication of these graphic texts. In comics, the text (often hand-lettered, hence the common term lettering) is never an incidental formal element, but rather an essential graphic component of the overall page design. The accurate reproduction of the text’s original appearance is linked directly to the reproduction of the images with which the text shares space on the page [3].

 

      Puisque le texte, en bande dessinée, est souvent indissociable de la partie visuelle de l’œuvre, qui d’habitude porte fortement la trace graphique de l’auteur, ou sa marque auctoriale, il est nécessaire de fournir au texte cette même trace.
      De nombreux chercheurs ont souligné l’importance de l’aspect visuel du texte en bande dessinée, tout en regrettant qu’il ne soit pas plus étudié. Ainsi, Eugene Paul Kannenberg note qu’en traitant le texte des bandes dessinées comme s’il n’était pas marqué [4], on se focalise de façon erronée sur la seule valeur littéraire du médium : « To do so, however, neglects the visuality of the medium as a whole, to say nothing of the actual text itself » [5]. David Carrier va dans ce sens en comparant la littérature et la bande dessinée : « Literature is an allographic art. The physical way in which a text is presented – the typeface, color of paper, and binding – does not usually constitute an aesthetically relevant feature of a novel (…) But since comics are also a visual art, we are concerned as well with the strictly visual qualities of balloons » [6]. La remarque de Carrier peut s’étendre à la présence de texte dans la bande dessinée en général : qu’il s’agisse de répliques contenues dans des bulles, d’un monologue narratif circonscrit aux récitatifs, ou de texte disposé de façon plus libre, l’étude de l’aspect visuel de l’ensemble de l’œuvre – c’est-à-dire les dessins et le texte – devrait être une généralité et non une exception. On peut tout à fait les considérer séparément, mais il serait dommageable de penser que la visualité du texte n’est pas aussi importante que son sens ; cela reviendrait à ne considérer l’image que pour son contenu narratif.
      En guise d’introduction à cette question, on peut prendre pour exemple l’examen des polices utilisées dans l’adaptation en bande dessinée de City of Glass de Paul Auster, qui révèle l’importance du choix d’un lettrage approprié. Au fil du récit de ce roman graphique de David Mazzuchelli et Paul Karasik, et particulièrement dans sa dernière partie, le lecteur attentif remarque l’utilisation de différentes polices dans les récitatifs et les dialogues. City of Glass joue de ces hiérarchies, qui ont cependant une certaine cohérence. Outre la police utilisée la plupart du temps dans le récit, et qui correspond à la voix narrative du protagoniste Quinn ainsi qu’à quelques personnages secondaires, on peut noter un lettrage spécifique pour Peter Stillman et son père, pour Max Work, Daniel Auster, ainsi que pour le narrateur qui n’est pas nommé. Ces différents lettrages ne servent pas seulement à identifier plus facilement les personnages, leurs différentes voix et leur importance dans la narration, mais aussi à donner certains indices au lecteur quant à la hiérarchie narrative de City of Glass. Ainsi, le lettrage du narrateur, rappelant délibérément le texte d’une machine à écrire (allant jusqu’à la faire figurer de façon explicite), permet de déceler des traces de sa présence avant la dernière section du texte, alors que ce n’est pas le cas dans l’œuvre d’origine. Sur la première page du récit figure une case unique, contenant la première phrase du roman avec cette police évoquant une machine à écrire : le lecteur n’en est donc pas forcément entièrement conscient, mais dès la première page, il est confronté à un enchâssement de différents niveaux de narration (fig. 1).
      Tout comme en littérature, certains auteurs de bande dessinée ne font cependant que peu de cas de l’aspect de leur texte : « For the majority of comics creators, lettering remain[s] distinctly a secondary consideration » [7]. Kannenberg fait ici allusion aux œuvres de Winsor Mc Cay, réputées pour la qualité de leur dessin, mais dont le lettrage relève d’un tout autre style (fig. 2), comme le note Robert C. Harvey :

 

Only one thing blemishes Mc Cay’s execution of his vision. It is odd that an artist with his exquisite sense of design should draw such ugly speech balloons. Shapeless, chintzy expectorations of white space they are, so crammed with words (sometimes written sideways up the edges of the balloons) that they seem the tardiest of afterthoughts. Most cartoonists of the time (if not all of them) were no better at speech balloons than Mc Cay; but you’d think a man of his graphic genius would improve upon the prevailing conventions when they so clearly disfigure his otherwise flawless artwork [8].

 

      Cette remarque à propos du lettrage de Mc Cay est cependant une exception ; la qualité de son écriture n’est presque jamais relevée par les critiques. Lorsque les auteurs de bande dessinée soignent leur texte, il est rare qu’ils lui adjoignent plus que de simples qualités graphiques, comme l’observe Jean-Paul Gabilliet, à propos de l’importance du texte dans la série Cerebus :

 

La bande dessinée refoule une partie de son potentiel d’expression et ce refoulé est le texte. Dans la majorité des récits dessinés, le langage affleure avec difficulté : la synergie entre image et texte se fait au détriment de ce dernier. Une démarche qui fait remonter le texte à la surface de la bande dessinée et le fait entrer dans un espace iconique constitue donc une pratique spéculaire. En effet, le langage résiste à tout travail de représentation graphique autre que celui purement formel de la calligraphie. La bande dessinée peut jouer sur le sens du langage grâce à la calligraphie du texte, mais c’est la limite à laquelle elle s’est traditionnellement arrêtée sur le chemin de la réflexivité [9].

 

      Cette « tradition » n’est pas pour autant une généralité : certains auteurs de bande dessinée vont plus loin dans la « représentation graphique » que par le simple aspect calligraphique de leur texte, et sont rejoints en ce sens par quelques chercheurs. Ainsi, Ann Miller esquisse une approche possible du texte en fonction de sa taille ou de son aspect : « Carefully considered and executed lettering can add additional information to the comics page apart from merely conveying grammatical narrative content, information which should be taken into consideration when comics are studied » [10]. Plus loin, elle écrit :

 

Hand-printed script allows for variations in the size and shape of letters which are used for expressive purposes: Fresnault-Deruelle describes this as the “imaging function” of the text. An increase in the size of letters is conventionally read as an amplification of volume, and jagged edges may be used to convey fear or shock [11].

 

      Le texte peut donc bien posséder d’autres aspects que sa simple textualité, et ces aspects peuvent ne pas se limiter à un esthétisme ou une beauté graphique, comme l’étude de la typographie chez Chris Ware visera à le démontrer.

 

>suite
sommaire

[1] Son ouvrage Jimmy Corrigan (2000) a entre autres remporté le Harvey Award du meilleur album, l’Eisner Award de la meilleure réimpression, et l’Alph’Art du meilleur album ; il a en outre été traduit en sept langues.
[2] Le recueil Chris Ware – Drawing is a Way of Thinking, sous la direction de D. M. Ball et M. B. Kuhlman (Jackson, University Press of Missisippi, 2010) est à cet égard une lecture recommandée pour qui s’intéresse à ces facettes de l’œuvre de l’auteur.
[3] « Pour le dessinateur (…) la reproduction exacte de marques auctoriales, aussi bien le dessin que le texte, est essentielle dans le processus de publication de textes graphiques. En bande dessinée, le texte – souvent recopié à la main, d’où le terme le plus utilisé, "lettrage" – n’est jamais un élément formel sans importance, mais, au contraire, un composant graphique essentiel de la conception globale de la page. La reproduction correcte de l’apparence originelle du texte est directement liée à la reproduction des images avec lesquelles le texte partage l’espace paginal ». Pour cette citation comme pour les suivantes, la traduction en français, de notre fait, figurera en note (P. C. Gutjahr, et M. L. Benton, « Bridge Six », dans Illuminating Letters – Typography and Literary Interpretation, sous la direction de P. C. Gutjahr et M. L. Benton, Amherst, University of Massachussetts Press, 2001, p. 163).
[4] Le terme « marqué » désigne ici un segment de texte dont la typographie se détache de la convention fixée d’une part par le texte dans son ensemble, explicitement ou non, et d’autre part par les usages que l’on observe dans la littérature romanesque en général. Ainsi, dans un texte littéraire, d’une séquence dont la mise en page se différencie à la fois des conventions générales et de la mise en page globale du livre dans lequel elle apparaît, ou dont la police est différente du reste du récit.
[5] « Agir de cette façon est cependant négliger la visualité du médium dans son ensemble, sans parler du texte lui-même » (E. P. Kannenberg, « Form, function, fiction: Text and image in the comics narratives of Winsor McCay, Art Spiegelman, and Chris Ware », Thèse de doctorat non publiée, University of Connecticut, 2002, p. 27).
[6] « La littérature est un art allographique. L’aspect matériel d’un texte – sa police, la couleur du papier, la reliure – n’est pas en général une caractéristique pertinente pour un roman (…) Mais la nature visuelle de la bande dessinée nous pousse à considérer également la nature strictement visuelle des bulles » (D. Carrier, David, The Aesthetics of Comics, Pennsylvanie, Pennsylvania State University Press, 2000, p. 30).
[7] « Pour la plupart des auteurs de bande dessinée, le lettrage reste clairement une considération secondaire. » (E. P. Kannenberg, « Form, function, fiction: Text and image in the comics narratives of Winsor McCay, Art Spiegelman, and Chris Ware », art. cit., p. 26.
[8] « Une seule chose ternit l’exécution de la vision McCay. Il est étrange qu’un artiste doté d’un tel sens de la conception dessine des bulles si laides. Elles sont des expectorations d’espace blanc kitchs et sans formes, si remplies de mots – parfois écrits à la verticale, sur le côté des bulles – qu’elles semblent un ajout après coup bien tardif. La plupart, voire tous les auteurs de l’époque n’étaient pas plus doués que McCay pour dessiner des bulles ; mais on serait en droit de penser qu’un tel génie du dessin améliorerait les conventions d’alors, surtout quand elles défigurent si clairement son œuvre, sans défaut à part cela » (R. C. Harvey, The Art of the Funnies – An Aesthetic History, Jackson, University Press of Mississippi, 1994, p 28).
[9] J.-P. Gabilliet, « Cerebus :le retour au texte dans le comic-book nord-américain », dans Image et Récit, sous la direction de J.-M. Lacroix, S. Vauthier et H. Ventura, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1993, pp. 264-265.
[10] « Un lettrage réfléchi et bien exécuté peut amener des informations supplémentaires à la page de bande dessinée, autre qu’un simple contenu grammatical et narratif. Ces informations supplémentaires devraient être prises en considération dans l’étude la bande dessinée » (A. Miller, Reading Bande Dessinée, Bristol, Intellect Books, 2007, p. 53).
[11] « Une écriture manuscrite permet des variations dans la taille et la forme des lettres, qui peuvent être utilisées avec différents buts : Fresnault-Deruelle appelle cela la “fonction d’image” du texte. Une augmentation de la taille des lettres correspond, par convention, à une amplification du volume, et des bords dentés à la peur ou au choc » (Ibid., p. 99. Miller cite P. Fresnault-Deruelle, La Bande dessinée : l’univers et les techniques de quelques comics d’expression française, Paris : Hachette, 1972, p. 36).