Multiplicité et richesse typographique
chez Chris Ware

- Côme Martin
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Fig. 4. C. Ware, Acme Novelty Library, 1998

Fig. 5. C. Ware, Acme Novelty Library, 1995

Fig. 6. C. Ware, Jimmy Corrigan, 2000

Fig. 3. C. Ware, Acme Novelty Library, 1994

Chris Ware, amoureux typographique

 

      L’attachement de Ware à la typographie est connu (il a remporté le Harvey Award du meilleur lettriste à quatre reprises [12]) et évident lorsqu’on feuillette ses œuvres. Au fil de celles-ci, il a recours à de nombreux procédés pour mettre en valeur l’aspect même du texte, et lui apporter des qualités esthétiques tout aussi importantes que les dessins qui composent le récit. Ces procédés sont en général peu utilisés par la majorité des auteurs de bande dessinée, alors qu’ils peuvent aller au-delà de la simple élégance décorative et apporter des éléments concrets à la narration.
      La série de couvertures du magazine Acme Novelty Library [13] de Chris Ware témoigne de l’attachement de l’auteur à une tradition typographique remontant au début du XXe siècle. Daniel Raeburn, dans sa monographie sur Ware, décrit combien il doit aux typographes et concepteurs graphiques de cette époque :

 

As Ware was making pictures act like words he also made words act like pictures, most strikingly in his Quimby and Sparky strips such as “I Hate You” and “I’m A Very Generous Person”. In the same ways that a typographer physically transforms the words in display and logo type to make them embody the meaning of the words themselves, Ware transformed the storylines of his strips into headlines, choosing colours, typefaces and the occasional rebus to symbolize the emotions warranted by the words. He then used these headlines to move the story forward, using typography to tell not only the verbal story but also the visual story. He did this lettering by hand. For years he performed the exercises from old hand-lettering manuals and copied fruit, cigar and cosmetics labels in order to attain a proficiency, then a fluency, in the increasingly antique art of hand-lettering. This fluency is not an aesthetic end in itself; instead it is a way for him to fit more expression, and therefore more emotion, into his comics. “I’ve tried to teach myself enough about typography so that when I write a word or use a typeface I unconsciously choose a way of writing it, or drawing it, that reflects exactly the feeling that I’m going for,” he says. “I don’t want to think, Oh, Optima bold would work best here. I want to just start drawing it and have it come out with the right feeling. (…) In the same way that when you’re writing you search for the right adjective, and it comes out just right—I want to do that with my type" [14].

 

      Revenons tout d’abord sur l’effet citationnel que créent les typographies de l’auteur, notamment dans le titre des différents numéros de l’Acme Novelty Library. Raeburn évoque les « vieux manuels de lettrage manuscrit » et, comme on le voit dans les reproductions de Chris Ware, l’auteur est avant tout intéressé par une tradition typographique ancienne, puisant son inspiration dans la création graphique du XIXe et début du XXe siècle. C’est également ce que dit Steven Heller lorsqu’il évoque la réinvention de la couverture et du titre du « New York Times Book Review » par Ware (fig. 4) :

 

He redesigned the otherwise immutable masthead, rejecting all traces of the standard Bookman (…) The only residue on the cover of official “Times Style” was the Old English Times logo anchored to the masthead. Ware replaced the contemporary one with a much older version. (…) So devoted is he to the most arcane details of vintage commercial art that he actually knew that the earlier Old English version (long obsolete) had an iota more calligraphic flourish than the newer, ever-so-slightly streamlined version [15].

 

      Ware reconnaît d’ailleurs dans le même article ses sources d’inspiration :

 

In addition to his instincts, however, Ware is inspired by Victorian, Art Nouveau, and a multitude of nineteenth- and early twentieth-century commercial display styles, particularly from old sheet music, magazines, advertisements, record labels and fruit and cigar labels. “I steal constantly from all sorts of things,” he admits, “especially when something affects me emotionally, either for reasons of colour, composition, letter style – sometimes it’s even something as simple as the ascender and descender width relative to each other" [16].

 

      L’hommage de Ware à des typographies plus anciennes, rappelant un univers de journaux et magazines aujourd’hui disparus, s’inspire également de publicités telles que celles que l’on pouvait trouver dans le catalogue Sears au début du XXe siècle, ou dans son « jumeau maléfique » [17] le catalogue Johnson Smith & Company. Ces publicités sont largement parodiées dans les différents numéros d’Acme Novelty Library, imitant leur mise en page globale, depuis leur police jusqu’aux illustrations qui les accompagnent [18] (fig. 5). Chris Ware use donc de la citation de façon détournée, le plus souvent dans un double but esthétique et parodique. Comme le note Emma Tinker, ces fausses publicités, auxquelles on peut aussi trouver un aspect nostalgique, vont de pair avec une « appropriation parodique du ton condescendant et ridiculement joyeux » des publicités des années 1950 [19] ; elles sont également une sorte d’hommage grinçant aux publicités que l’on trouve habituellement en dernière page des fascicules de comics.
      Les couvertures de l’Acme Novelty Library n’offrent quant à elle pas systématiquement de commentaire sur le modèle dont elles s’inspirent plus ou moins largement [20] et leur choix semble s’appuyer principalement sur des critères esthétiques. En revanche, les titres mêmes qu’utilise Ware – Jimmy Corrigan, The Smartest Kid on Earth, Acme Novelty Library et Acme Novelty Rainy Day Saturday Afternoon Fun Book – sont autant de renvois entre parodie et hommage aux comics de super-héros et ouvrages pour enfants auxquelles ses œuvres sont encore parfois rattachées. Samuel Bréan y voit également une allusion à l’impression de fragilité, voire de futilité des sentiments humains, qui se dégage des récits de Ware :

 

Ware’s use of the title [Acme Novelty Library] is thus ambitious in an ironic way, as the third word of the title shows. “Novelty” represents a claim to present new, exciting things: it refers to the pages which appeared in magazines or comic books and advertised new gadgets with catchy taglines. These items were in most cases, useless. Ware thus points to the fragile nature of his work [21].

 

      Il est donc difficile de trancher sur la volonté de l’auteur et ses motivations en citant graphiquement les publicités d’un autre siècle. Bruno Lecigne, en commentaire d’un ouvrage d’Yves Chaland, écrivait en 1983 :

 

Le pastiche, ici, se double d’une volonté´ de restitution ironique, mettant parodie, exercice de style, citation, imitation a` contribution. De la sorte, cette multiplication des attitudes et des niveaux d’interprétation crée une incertitude d’ou` naît la mystification : le lecteur est incapable de déterminer a` quel plan de lecture se situe le produit artistique [22].

 

      Cette même multiplication des niveaux se retrouve chez Chris Ware, qui laisse le soin à son lecteur de lire la couverture de ses ouvrages ironiquement ou avec nostalgie.

 

Qualités et usages du texte

 

      L’utilisation de la typographie par Ware va cependant bien plus loin que les exemples que l’on peut trouver en couverture de ses ouvrages, et ne s’arrête pas non plus à la simple copie ou citation de sources préexistantes. L’auteur a ainsi recours à des mises en pages audacieuses, qui laissent autant de place au texte qu’à l’image, quand elles ne cèdent pas au premier certains des attributs de la seconde. Une page de Quimby the Mouse, intitulée « I’m a Very Generous Person » [23] (fig. 6), illustre cet usage, que l’on retrouve dans beaucoup des premiers travaux de l’auteur. A son propos, Eugene Paul Kannenberg écrit :

 

[In this page, the text becomes] diagrammatically directive in both narrative and meta-narrative fashions; the placement of lexias acts to guide the reader’s gaze across the page in a specific direction in order to read various elements in a particular order, and the appearance or placement of lexias on the page serves to reflect thematically on characters or events in the narrative [24].

 

      L’analyse de Kannenberg démontre non seulement le talent de metteur en page de Chris Ware, et la diversité des procédés auquel il a recours pour faire figurer le texte sur la page, mais aussi le sens qu’a cette mise en page : il ne s’agit pas ici de décoration gratuite mais d’un apport réel, via le texte et ses aspects visuels, à la signification narrative de cette planche.

 

>suite
retour<
sommaire

[12] En 1996, 2000, 2002 et 2006 ; voir http://www.harveyawards.org/. Les Harvey Hawards récompensent annuellement divers acteurs du monde de la bande dessinée, du meilleur scénariste au meilleur coloriste, à l’instar de pratiques similaires dans le domaine du cinéma.
[13] Chris Ware prépublie presque tout son travail, au sein d’une série de fascicules de tailles et formes diverses, et ce depuis 1993. Une partie n’est pas reparue sous une autre forme, mais Ware a présenté les pages de Jimmy Corrigan, the Smartest Kid on Earth dans les numéros 5 à 14 de l’Acme Novelty Library. Le terme « magazine » ou « revue » est donc sans doute quelque peu mal choisi, mais il est difficile de n’appliquer qu’un seul nom à un tel projet protéiforme.
[14] « Tout comme Ware produit des images qui fonctionnent comme des mots, il transforme également les mots en images ; on en trouve des exemples frappants dans ses planches de Quimby et Sparky comme “I Hate You” et “I’m A Very Generous Person”. Un typographe arrange physiquement les mots en logotypes et en affiches pour leur faire incarner leur sens même. De façon similaire, Ware transforme la narration de ses planches en manchettes, choisissant leur couleur, leur police, et y ajoutant occasionnellement un rébus, pour symboliser les émotions justifiées par les mots. Il utilise ensuite ces manchettes pour faire avancer le récit, et utilise la typographie pas simplement pour raconter l’histoire verbale mais aussi l’histoire visuelle. Tout ce lettrage est fait à la main. Pendant des années, il a effectué les exercices de vieux manuels de lettrage manuscrit, et a recopié des étiquettes de fruits, de cigares et de cosmétiques, pour atteindre une maîtrise, puis une fluidité dans l’art de plus en plus antique de l’écriture manuscrite. Cette fluidité n’est pas une fin esthétique en soi ; il s’agit plutôt pour lui d’une manière d’inclure plus d’expression – et donc plus d’émotions – dans ses bandes dessinées. “J’ai essayé d’en apprendre suffisamment sur la typographie pour que, lorsque j’écris un mot ou utilise une police, je choisisse inconsciemment une façon de l’écrire ou la dessiner qui reflète exactement le sentiment que je cherche à exprimer”, explique-t-il. “Je ne veux pas penser : ‘Oh, Optima Bold marcherait très bien ici’. Je veux juste commencer à dessiner, et obtenir un résultat exprimant le bon sentiment. (…) Quand vous écrivez, vous cherchez l’adjectif correct, et il va venir tout seul ; je veux faire de même avec la typographie” » (D. Raeburn, Chris Ware, Londres, Laurence King Publishing, 2004, p. 19).
Dans les pages suivantes de l’ouvrage (par exemple pages 23 et 59), Raeburn compare l’image des couvertures ou posters réalisés par Ware et les documents d’origine dont il s’est inspiré. Voir aussi la description que Raeburn fait de la couverture du deuxième volume d’Acme Novelty Library (fig. 3) : « Ware puts words in the centre, which he usually reserves for a picture, and puts pictures in the sidebar, which he usually reserves for words. This reversal emphasizes that he is treating cartoon pictures according to the rules of typography » (30).
[15] « Il a revisité le titre de une, habituellement immuable, en rejetant toute trace de la police Bookman standard (…) Le seul indice du "Style Times" officiel sur la couverture était le logo en Old English Times, attaché à la une. Ware a remplacé le logo contemporain par une version bien plus ancienne. (…) Il est si attaché au moindre détail de l’art commercial rétro qu’il savait bel et bien que la version Old English plus ancienne (obsolète depuis longtemps) avait un chouïa plus de fioritures calligraphiques que la nouvelle version, un tout petit peu simplifée » (S. Heller, « Smartest letterer on the planet », dans Eye 45.12, 2002, p. 20).
[16] « Cependant, en plus de son instinct, Ware s’inspire de l’ère Victorienne, de l’Art Nouveau, et d’une multitude de styles d’affichage commerciaux du dix-neuvième et début du vingtième siècle. En particulier, il emprunte à de vieilles partitions musicales, des magazines, des publicités, des couvertures de disques, et des étiquettes de fruits et de cigares. "Je n’arrête pas de plagier toutes sortes de choses", admet-il, “surtout quand quelque chose m’affecte émotionnellement, pour des raisons de couleur, de composition, de style typographique… Parfois il s’agit même de quelque chose d’aussi simple qu’une correspondance entre la largeur de l’ascendant et celle du descendant » (Ibid., p. 23).
[17] « It’s sort of the evil twin of the Sears Catalog, (…) promising you naked women and cigarettes », (« C’est un peu comme le jumeu maléfique du Catalogue Sears, (…) qui vous promet des femmes nues et des cigarettes »), déclare Ware (D. Raeburn, The Imp 1.3, 1999, p. 15). On trouve en bas de la même page un exemple de détournement d’une publicité du catalogue.
[18] Pour une comparaison entre les dessins de Ware et les sources dont il s’est fortement inspiré, voir S. Bréan, « Jimmy Corrigan, the Smartest Kid on Earth: a Hall of Mirrors », Mémoire de maîtrise non publié, Université Michel de Montaigne, 2001, pp. 153-158. Nous n’avons pas trouvé d’autre étude sur ce travail de détournement, lequel est pourtant du plus grand intérêt.
[19] E. Tinker, « Identity and Form in Alternative Comics, 1967-2007 », thèse de doctorat. University College of London, 2009.
[20] Une exception notable est la couverture du numéro 8. Voir D. Raeburn, Chris Ware, Op. cit., p. 57.
[21] « L’utilisation par Ware du titre [Acme Novelty Library] est donc ambitieux mais de façon ironique, comme le montre le troisième mot qui le compose. "Novelty" (nouveauté) est la prétention de présenter des choses innovantes et excitantes : cela réfère aux pages qu’on pouvait trouver dans les magazines ou les comic books, qui promouvaient de nouveaux gadgets avec des slogans accrocheurs. Ces objets étaient le plus souvent inutiles. Ware attire ainsi l’attention sur la nature fragile de son travail » (S. Bréan, « Jimmy Corrigan, the Smartest Kid on Earth: a Hall of Mirrors », art. cit., p. 5).
[22] B. Lecigne, Les Héritiers d’Hergé, Bruxelles : Magic Strip, 1983, p. 109.
[23] Acme Novelty Library 4, p. 14. Republiée dans Quimby the Mouse, p. 56.
[24] « [Sur cette page, le texte devient] directif diagrammaticalement, dans un sens à la fois narratif et méta-narratif : le placements des lexies a pour but de guider le regard de lecteur à travers la page dans une direction spécifiquement, pour qu’il lise divers éléments dans un ordre précis. L’apparence et le placement des lexies sur la page commente en outre thématiquement sur les personnages ou les événements de la narration » (E. P. Kannenberg, « Graphic Text, Graphic Context : Interpreting Custom Fonts and Hands in Contemporary Comics » dans Illuminating Letters – Typography and Literary Interpretation, Op. cit., p. 181).