Ombre et lumière dans Phèdre
de Jean Racine

- Marie-Claire Planche
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Fig. 9. R.-U. Massard, Phèdre (V, 7), 1801

      En pénétrant le territoire des morts, Phèdre quitte la lumière pour gagner définitivement l’ombre. Elle qui était apparue faible au début de la pièce, à peine soutenue par ses jambes et contrainte de s’asseoir a suivi une chute inéluctable qui l’a conduite jusqu’à la mort. Girodet a saisi les enjeux de la tragédie, percevant dans l’attitude du premier acte une métaphore de la mort. C’est en effet dans une posture similaire que la reine se tient dans la planche du dernier acte (fig. 9). Se conformant à la scène de la pièce, Phèdre s’éteint dans les bras de Panope qui lève une tête dans laquelle se lit le désespoir. Les bras glissent, la tête se renverse tandis que le corps, sur une chaise, dessine une longue diagonale que le vêtement prolonge sur le sol en suivant la courbe du pied. La parole n’a pas libéré la fille de Minos : l’aveu du premier acte rend inéluctable le déroulement de la tragédie et celui de la dernière scène ne lui laisse que la mort comme issue. Nous avons vu l’importance de la représentation du soleil dans la planche du premier acte. Pour la fin de la tragédie, il inonde la pièce et Phèdre semble lui faire face ; elle se trouve ainsi reliée à ses origines, à son sang.
    La scène qui se déroule à l’arrière-plan, visible par la baie ouverte, représente le corps sans vie d’Hippolyte, porté devant les murailles de Trézène [37]. Le dessin du cortège est voulu comme un passage ; la baie est coupée à droite et le convoi n’est pas figuré dans son ensemble. Girodet a évincé les circonstances de la mort, cependant la composition de la vignette scelle le lien avec Phèdre en plaçant le corps d’Hippolyte dans le prolongement de la tête de sa belle-mère. Enfin, celui qui a déjà perdu son fils, bien qu’il se tienne face au spectateur, n’est qu’ombre. La tête dans les bras croisés, les traits du visage crispés, les yeux clos, il exprime la plus vive douleur et le remords. Thésée porte en lui une double affliction : celle du père et de l’époux. Girodet a suivi les leçons de Pline qui, dans la célèbre ekphrasis du sacrifice d’Iphigénie attribué à Timanthe, a insisté sur le visage voilé d’Agamemnon qui exprime l’extrême douleur [38]. Le commentaire de Pline eut une influence durable et les théoriciens l’ont souvent cité. Girodet a laissé visible la partie supérieure de la tête qui, si l’on suit les préceptes de Charles Le Brun dans sa conférence sur l’expression des passions [39], est particulièrement expressive en dictant les mouvements de l’ensemble du visage. Enfin, au regard fermé du roi de Trézène, s’opposent les yeux grand ouverts et horrifiés de Théramène qui, les poings serrés affiche aussi sa colère. Il est, avec Panope, le personnage vivant de ce tableau et leurs passions concentrent l’action dramatique. Thésée est abandonné à la douleur et aux remords et les dernières paroles qu’il prononce alors que Phèdre expire unissent l’ombre et la lumière :

 

D’une action si noire
Que ne peut avec elle expirer la mémoire !
Allons, de mon erreur, hélas ! Trop éclaircis,
Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils [40] !

 

La vie s’est retirée du corps déchiqueté d’Hippolyte qui n’est plus qu’une « ombre plaintive » [41]. Une ombre qui s’étend sur Thésée jusqu’à l’envelopper et lui retirer sa part vivante.

      Dans ses illustrations Girodet a montré, comme d’autres artistes, que le texte et les représentations visuelles pouvaient être complémentaires en offrant un dialogue harmonieux qui mette en valeur la tragédie racinienne. Il a dessiné les corps malmenés par les passions, la part d’ombre et de lumière de chacun en proposant une suite narrative convaincante. La noirceur des âmes ou des desseins ont trouvé forme sous le crayon du dessinateur, tout comme les contrastes, les nuances, les camaïeux que le travail des graveurs a su mettre en évidence. Les œuvres d’art se nourrissent de ces contrastes qui, parce qu’ils modulent, sont signifiants. L’éloquence de ces scènes séduit assurément le lecteur-spectateur et il faut, pour en saisir la pleine dimension, ne pas oublier que ces œuvres appartiennent bien à l’art du livre et qu’ainsi elles côtoient physiquement le texte de la pièce. Racine entraîne le spectateur ou le lecteur de la pièce dans le tourbillon des passions et le fait cheminer dans le labyrinthe des âmes. Girodet, quant à lui, en montrant son appropriation du texte, fait résonner les vers du poète pour nous permettre de suivre un autre cheminement.

 

>sommaire
retour<
[37] La vignette d’Harrewyn que nous avons présentée propose à l’arrière-plan une tapisserie qui représente la lutte d’Hippolyte face au monstre (fig. 1 ).
[38] « Pour en revenir à Timanthe, sa qualité principale fut sans doute l’ingéniosité : en effet on a de lui une Iphigénie portée aux nues par les orateurs, qu’il peignit debout, attendant la mort, près de l’autel ; puis, après avoir représenté toute l’assistance affligée - particulièrement son oncle -, et épuisé tous les modes d’expression de la douleur, il voila le visage du père lui-même, dont il était incapable de rendre convenablement les traits » (Pline, Histoire naturelle, XXXV, 36, éd. J.-M. Croisille et P.-E. Dauzat, Paris, Belles Lettres, 1997, p. 67).
[39] Conférence prononcée à l’Académie royale de peinture et de sculpture les 7 avril et 5 mai 1668.
[40] Ibid., V, scène dernière, v 1645-1648.
[41] Ibid., V, 4, v 1565.