Ombre et lumière dans Phèdre
de Jean Racine

- Marie-Claire Planche
_______________________________

pages 1 2 3 4 5 6

Fig. 5. R.-U. Massard, Phèdre (I, 3), 1801

      Le peintre Anne-Louis Girodet Roucy-Trioson (1767-1824) se vit confier l’illustration de deux tragédies : Andromaque et Phèdre pour l’édition de Pierre Didot parue en 1801 [13]. Elle se compose de trois volumes in-folio dédicacés à Napoléon, alors premier consul. Cette édition illustrée du théâtre de Racine est l’une des plus connues et sans doute la plus documentée. Les volumes font partie d’une série de grands folios publiés entre 1798 (Virgile) et 1801, connus sous le nom d’éditions du Louvre puisque Pierre Didot les a imprimés dans les locaux de l’ancienne imprimerie Royale créée en 1640 [14]. Les ouvrages ont été tirés de manière particulièrement soignée et en petit nombre, dans un format dont le théâtre de Racine n’avait jusqu’alors jamais bénéficié [15]. L’édition marque aussi une forte rupture iconographique. En effet, le principe d’une seule vignette par pièce est abandonné, au profit d’une planche par acte ; ce sont donc cinquante-six illustrations qui ont été exécutées, auxquelles s’ajoute le frontispice. La présence de l’iconographie au fil des actes modifie grandement le choix des sujets puisque la narration se déploie en suivant le rythme de l’action. Il était sans doute plus aisé d’illustrer une pièce grâce à plusieurs planches qui, selon la volonté de l’imprimeur ne sont pas des vignettes, mais s’apparentent à des tableaux. Pour cela, Didot fit appel à plusieurs artistes de l’école de Jacques-Louis David, ce qui est tout à fait unique dans le corpus racinien. Chacun a travaillé de manière autonome et malgré les qualités de cette édition, l’ensemble manque parfois d’homogénéité. Cette faiblesse, toute relative, est aussi une force puisqu’elle évite l’éventuelle monotonie due à une seule main. C’est donc toute une équipe de dessinateurs et de graveurs qui œuvra pour Pierre Didot : il a célébré dans son avis au lecteur leur travail, rendant hommage à la disponibilité dont ils ont fait preuve pour honorer la commande. Chaque acte est ainsi illustré d’une estampe in-folio qui donne une autre dimension aux vers de Racine et affirme la richesse iconographique des tragédies.
      Les cinq planches que Girodet dessina pour Phèdre s’apparentent au néo-classicisme et soulignent leur proximité avec la statuaire. L’estampe du premier acte affiche une force qui, en laissant paraître l’importance du drame qui se joue, ne peut que retenir l’attention du lecteur (fig. 5). L’éloquence des mouvements contraires de Phèdre et Œnone se trouve renforcée par les jeux de lumière. Le peintre a mis en scène la la dualité de l’héroïne et rappelé qu’elle vient de l’ombre où elle s’est terrée pour dissimuler la passion qui la dévorait :

 

      Œnone
La reine touche presque à son terme fatal.
En vain à l’observer jour et nuit je m’attache ;
Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache.
Un désordre éternel règne dans son esprit ;
Son chagrin inquiet l’arrache de son lit ;
Elle veut voir le jour,
[…]

      Phèdre
N’allons point plus avant. Demeurons, chère Œnone.
Je ne me soutiens plus ; ma force m’abandonne.
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi,
Hélas !
            (Elle s’assied) [16]

 

Contrainte par sa nourrice à se dévoiler, à révéler au jour ses tourments, elle avoue son amour pour Hippolyte dans une pièce qui ouvre sur les rayons solaires et dans laquelle trône la statue de Thésée, son époux. La lumière extérieure frappe le visage et le corps des deux femmes ; elle rappelle non seulement le contenu de l’échange, mais aussi les origines de Pasiphaé. Avant de mettre tout à fait son cœur à nu, Phèdre avait invoqué le soleil :

 

      Œnone
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière,
Vous la voyez, Madame, et prête à vous cacher,
Vous haïssez le jour que vous veniez chercher !

      Phèdre
Noble et brillant auteur d’une triste famille,
Toi, dont ma mère osait se vanter d’être fille,
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !
[…]
Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ! [17]

 

>suite
retour<

[13] Le peintre exécuta les dessins, qui furent gravés par des graveurs reconnus. Les dessins originaux conservés permettent de percevoir la qualité de leur travail ; Girodet a en effet été bien servi. D’après nos recherches, douze dessins sont connus pour Phèdre et quatre pour Andromaque. Afin de saisir l’importance des recherches de l’artiste, il nous semble ici utile de dresser la liste des compositions destinées à illustrer Phèdre.
Phèdre et Œnone, crayon noir, 31,6x34,6cm, Bayonne, Musée Bonnat.
Phèdre avoue à Œnone son amour pour Hippolyte, Salon de 1804, crayon noir, encre brune, lavis brun, rehauts de blanc, 26x20, 2cm, New York, Pierpont Morgan Library.
Scène de Phèdre (II, 5), plume, 25x19cm, Orléans, Musée des Beaux-Arts.
Phèdre, après avoir déclaré sa passion, veut se tuer avec l’épée d’Hippolyte, Salon de 1804, plume et crayon, lavis noir et brun, rehauts de blanc, 26x20,8cm, Chicago, Art Institute.
Phèdre se refuse aux embrassements de Thésée, plume, crayon et encre, 33,6x22,6cm, Nantes, Musée Dobrée.
Phèdre se refuse aux embrassements de Thésée, crayon noir, plume, encre brune, lavis et rehauts blanc, 33,5x22,6cm, Malibu, J. Paul Getty Museum.
Thésée ordonne à Hippolyte de quitter le palais, figures nues, crayon, 26x34,5cm, édimbourg, National Gallery of Scotland.
Thésée ordonne à Hippolyte de quitter le palais, Salon de 1804, crayon, plume, encre grise et brune, lavis et rehauts de blanc et d’ocre, 25,9x21cm, Nantes, Musée Dobrée.
Mort de Phèdre, figures nues, crayon noir, 46x30cm, Paris, Musée du Louvre, département des Arts Graphiques.
Mort de Phèdre, mine de plomb, 12,6x16,1cm, Rouen, Musée des Beaux-Arts.
Mort de Phèdre, crayon et encre noire, 26x20,6cm, Orléans, Musée des Beaux-Arts.
Mort de Phèdre, crayon, encre brune, lavis brun et gris, rehauts blancs, 32,5x22,5cm, Cambridge, Fogg Art Museum, Collection Jeffrey E. Horvitz.
[14] Nous ne pouvons rappeler ici l’histoire des Didot et de cette &ecute;dition et renvoyons donc à quelques publications fondamentales : C. M. Osborne, Pierre Didot the Elder and French book illustration 1789-1822, New York, Garland, 1985. Elle rappelle que la publication des Œuvres de Racine a &ecute;t&ecute; une r&ecute;action à celle des Œuvres de Shakespeare par John Boydell. Exposition Paris, Lyon, 1998, Les Didot, trois siècles de typographie et de bibliophilie 1698-1998 ; exposition Paris, Chicago, New York, 2005-2007, Girodet. Le catalogue consacre un chapitre à l’&ecute;dition de Racine.
[15] « Pierre Didot mit une grande coquetterie à ne tirer son œuvre qu’à 250 exemplaires irr&ecute;prochables et merveilleux, dont 100 &ecute;preuves de vignettes avant la lettre. L’ouvrage, publi&ecute; par souscription, se vendait 1200 francs en &ecute;dition ordinaire et 1800 francs en luxe » (H. Bouchot, Le livre, l’illustration, la reliure, Paris, A. Quantin, 1886, p. 224).
[16] Ibid., I, 2 et 3, v. 144-149 et 153-157.
[17] Ibid., I, 3, v. 166-172 et v. 176. Cette invocation annonce celle d’Œnone envers les dieux, elle montre aussi que Phèdre subit la fatalité et le sort de sa destinée ; ce que Racine a exprimé dans sa préface de la pièce : « Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne, et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté ».