Ombre et lumière dans Phèdre
de Jean Racine

- Marie-Claire Planche
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Fig. 7. R.-U. Massard, Phèdre (III, 4-5), 1801

      Bien que sa mort eût été annoncée, Thésée est de retour à Trézène (III, 4 et 5) (fig. 7). Il retrouve une famille aux prises avec les tourments et peine à comprendre les siens, dont les attitudes le déroutent. Placé au centre de la composition, Thésée se trouve entre son épouse et son fils. Tandis qu’il étend le bras vers Phèdre, il questionne du regard Hippolyte ; à peine arrivé, comme l’indique le mouvement de ses jambes, le roi de Trézène est saisi par l’incompréhension. La reine refuse ses embrassements en le repoussant de ses deux bras et en baissant la tête pour ne pas affronter son regard interrogateur. Il s’apprête cependant à poser la main sur son épaule ; elle ne pourra pas toujours l’éviter. C’est sans violence qu’elle l’éloigne [25], l’embarras et le trouble dominent : la conscience de la faute l’incite au silence. Thésée se tourne alors vers Hippolyte pour obtenir quelque explication :

 

      Thésée
Quel est l’étrange accueil qu’on fait à votre père,
Mon fils ?

      Hippolyte
Phèdre peut seule expliquer ce mystère.
Mais si mes vœux ardents vous peuvent émouvoir,
Permettez-moi, Seigneur, de ne la plus revoir [26]

 

      Thésée s’adresse à celui qui a subi les propos et le geste dévastateurs de Phèdre, à celui qui ressent une honte indicible et qui ne pourra expliciter la situation [27]. Porté par son élan, il ne peut voir celle qui tente de fuir à grandes enjambées. Œnone en effet, se tient au second plan et son visage inquiet, qu’elle tente de dissimuler, trouve place entre les époux que ses machinations tentent de séparer. Le peintre, qui a choisi de la représenter alors qu’elle ne fait pas partie de ces deux scènes, exprime son intelligence du texte. Il offre ainsi au lecteur-spectateur de l’ouvrage une clé de lecture et apporte une réponse aux interrogations de Thésée. Quant à la statue de Poséidon, elle annonce le rôle à venir du dieu [28]. Girodet, qui a réuni dans une même illustration les protagonistes de deux scènes, propose une composition dans laquelle la temporalité est essentielle. Le choix de l’instant ne peut se départir de la volonté d’ancrer la représentation dans un temps plus vaste qui permette d’inscrire le sujet dans une narration. Cette planche met en valeur tous les mouvements contrariés et l’incommunicabilité ; même si les corps et les bras expriment les tentatives de dialogue. Le jeu des regards insiste sur la fuite rhétorique de Phèdre qui baisse les yeux, et physique d’Œnone qui nie ainsi toute implication. Enfin le contrapposto d’Hippolyte, représenté de dos, souligne la plastique et la musculature du jeune chasseur. Le peintre privilégie la représentation des attitudes et des personnages au détriment du décor. L’action de ses cinq planches se déroule dans un cadre neutre, avec des murs nus tout juste animés par les découpes rectilignes des baies. Pour chacune, se trouve une ouverture sur l’extérieur qui concentre la lumière et s’oppose aux murs sombres. Ce dépouillement n’est pas anodin et il établit des liens avec le texte racinien, plutôt avare de considérations sur les lieux. Tout comme le fait Racine à travers les paroles des personnages, Girodet représente la circulation possible dans l’espace et relie les planches entre elles. Nous verrons ainsi que l’illustration de l’acte IV se situe dans la même pièce, mais selon un angle différent.
      Au début du quatrième acte, Œnone s’est entretenue avec Thésée pour disculper Phèdre et accabler le fils de l’Amazone ; elle rejoue pour lui la scène de l’acte II en intervertissant les rôles des protagonistes :

 

      Œnone
Phèdre mourait, Seigneur, et sa main meurtrière
Eteignait de ses yeux l’innocente lumière.
J’ai vu lever le bras, j’ai couru la sauver ;
Moi seule à votre amour j’ai su la conserver,
Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes,
J’ai servi malgré moi d’interprète à ses larmes.

      Thésée
Le perfide ! Il n’a pu s’empêcher de pâlir ;
De crainte, en m’abordant, je l’ai vu tressaillir.
Je me suis étonné de son peu d’allégresse ;
Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse [29].

 

>suite
retour<

[25] Pour renforcer la gestuelle, le chiton est plaqué sur les jambes, avec des plis qui partent en arrière.
[26] Ibid., III, 5, v. 921-924.
[27] Dans la scène qui suit la déclaration de Phèdre, il dit à Théramène, sans se dévoiler, à quel point il est affecté. En effet, bien qu’il ait su repousser les avances de sa belle-mère, il se fait horreur.
[28] Sa statue figure dans les deux illustrations suivantes. Cependant, le socle n’est jamais le même, apparaissant tantôt sculpté tantôt nu. En outre dans la planche de l’acte V, l’artiste a rendu le dieu plus visible puisqu’il se détache nettement au centre de la composition sur un piédestal dominant. Il lui confère la place d’un personnage et, en le situant entre Thésée et la scène de l’arrière-plan, il explicite son rôle.
[29] Ibid., IV, 1, v. 1017-1026.