Stendhal, Breton, Barthes, Sebald :
un cadastre exquis

- Ludovic Burel
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      Penchant biographique aussi donc, qu’il s’agisse des vies minuscules du Dr Henry Selwyn, de Paul Bereyter, d’Ambros Adelwarth ou de Max Ferber, pour ne prendre que le seul exemple des Emigrants [37] ou encore celles, majuscules, des pairs écrivains de l’auteur : Casanova, Nabokov, Chateaubriand, Conrad, dans Les Anneaux de Saturne ; et enfin Stendhal (et Kafka), à qui Sebald consacre (respectivement) le premier (et troisième) chapitre de Vertiges.
      Plus précisément, au goût bourgeois de la conquête stendhalienne, conquête amoureuse aussi bien que militaire, leur chassé-croisé métaphorique s’entretoisant comme suit dans la prose sebaldienne  : « Confrontée à la verve insensée que Beyle déploie devant elle, lady Simonetta (…), se voit finalement contrainte de capituler. (…) Beyle accepte cette condition sans rien objecter et le jour même quitte la ville qui lui a longtemps manqué, non sans toutefois avoir noté sur ses bretelles la date et l’heure précises de sa conquête » [38]. Après quelques recherches rapides, j’ai pu constater que Sebald a tiré la quasi totalité des images illustrant le chapitre, soit onze images sur treize, de l’Album Stendhal [39] publié en 1966 par les éditions Gallimard, dans la collection de la Pléiade. Outre les associations visuelles opérées par l’écrivain allemand entre les deux portraits extraits des cahiers d’écolier de Stendhal, voire du recadrage très serré sur les yeux de Stendhal jeune, celui du portrait de 1802 (figs. 12 et 13) – ce qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer le montage « végétalisé », proliférant, des « yeux de fougères » de Nadja (fig. 14) [40] et d’anticiper le double diptyque, disons, « animalisé » lui du tout début d’Austerlitz (fig. 16) –, il est intéressant de noter que Sebald a adjoint une grille – le geste est tout sauf anodin – au portrait présumé d’Angela Pietragrua, en qui Stendhal voyait un idéal classique de beauté féminine (figs. 17  et 18).
      Ce n’est pas ici le lieu de retracer l’histoire de la grille dans la modernité artistique, ce qu’a fait déjà, admirablement, Rosalind Krauss dans un article sobrement intitulé « Grilles » [41]. Mais si cette technique du « quadrillage » n’est pas étrangère à l’apprentissage du dessin figuratif (fig. 19), voire à la pratique naissante alors de la phrénologie (fig. 20), dans le chapitre de Vertiges que lui dédie Sebald, augmentée par le schéma médical d’un abcès syphilitique (exogène à l’iconographie stendhalienne), ainsi que par le diagramme de santé de Stendhal sous traitement au mercure, elle nous semble intimement participer de la notion de « biopouvoir » qui, à l’occasion de la peste, sanctionna, selon Michel Foucault, le passage d’un régime de pouvoir dit « disciplinaire », qui opérait à l’échelle individuelle du corps, à celui du contrôle, administré lui à l’échelle de la population.
      Voici un extrait, relatif à ce concept de « biopouvoir », issu du cours du Collège de France de Michel Foucault titrée Les Anormaux : « La peste, c’est le moment où le quadrillage de la population se fait jusqu’à son point extrême, où rien des communications dangereuses, des communautés confuses, des contacts interdits ne peut plus se produire. Le moment de la peste, c’est celui du quadrillage exhaustif d’une population par un pouvoir politique, dont les ramifications capillaires atteignent sans arrêt le grain des individus eux-mêmes, leurs temps, leur habitat, leur localisation, leur corps (…). La peste porte aussi le rêve politique d’un pouvoir exhaustif, d’un pouvoir sans obstacles, d’un pouvoir entièrement transparent à son objet, d’un pourvoir qui s’exerce à plein. Entre le rêve d’une société militaire et le rêve d’une société pestiférée, entre ces deux rêves que l’on voit naître au XVIe-XVIIe siècle, vous voyez que se noue là une appartenance » [42].
      Aussi, si l’historien du regard Hans Belting parle de ce moment de bascule historique où l’on passa, dans le champ de la représentation, « des armes aux armoiries » [43], puis de l’héraldique au portrait (bourgeois), c’est un semblable glissement vers une certaine « laïcisation » de la guerre (totale), à tout le moins son intériorisation non moins extrême, que l’on peut observer dans le passage de la célèbre formule de Clausewitz, « la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens » [44], à celle de Foucault [45], qui inverse volontairement la proposition en affirmant que « la politique est le prolongement de la guerre par d’autres moyens ».
      En passant, lui, de l’architecture civile des gares (haut lieu du transit des marchandises) [46] à celle militaire des blockhaus dans Austerlitz, Sebal opère un type de glissement similaire. Ce qu’il indexe alors, c’est qu’il n’y a bel et bien eu qu’un pas historique aisément franchi entre l’esthétique urbaine du choc, avec les conséquences politiques que lui prêtait déjà en son temps Benjamin [47], à la théorie militaire du Shock and Wave (choc et effroi) [48] telle que la conçut bien plus tard le National Defense University des Etats-Unis d’Amérique. Ces derniers, à l’image de la stratégie du tapis de bombe, les Strategic Bombing Surveys des Alliés, qui, durant la Seconde Guerre mondiale, toucha et détruisit presque totalement quelques cent-trente-et-une villes allemandes, visaient cette fois l’Irak, qu’ils entendaient bien mêmement « rayer de la carte ».
      Sebald, aussi bien que Stendhal, voire Breton (on se souvient du jugement d’Adorno : « La destruction de la ville a toujours été un de leurs thèmes centraux [aux surréalistes] ») [49] ou encore Barthes (via, peut-être, le rôle de la liste, du listing – dont la puissance morbide n’est plus à prouver après l’inoubliable Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures [50] de Claude Lanzmann) et Perec bien sûr (dans W ou le Souvenir d’enfance aussi bien que dans Récits d’Ellis Island) [51], expérimentent, rejouent à l’envers, comme dans le ju-jitsu afin d’en retourner la force contre l’agresseur, la rationalité administrative qui caractérise selon Max Weber [52] la modernité européenne. Avec les conséquences désastreuses qu’on lui connaît, soit, comme le rappelle le documentariste allemand Harun Farocki dans Images du monde et inscription de la guerre [53], les massacres à l’échelle non moins industrielle qui s’ensuivirent.
      Introjection, incorporation qui, via de véritables performances graphiques ou photographiques visant la reconstitution (« reenactment », disent les anglais), expérimentent cette rationalité administrative, afin de parcourir à l’envers, de retracer, l’histoire pluricentenaire de cette ère bourgeoise qui, dans le champ des arts, consacra (et sacralisa), le format du portrait en peinture tout aussi bien que celui de l’autobiographie (plus, en tout cas, que celui l’autoportrait) [54] en littérature [55].

 

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[37] W. G. Sebald, Les Emigrants, Paris, Gallimard, « Folio », 2001.
[38] Comme le faisait déjà Barthes à son propre sujet dans la citation mentionnée plus haut, Sebald insiste sur l’éducation bourgeoise et… féminine de Stendhal : « Beyle, qui affirme avoir eu à l’époque, en raison d’une éducation aberrante et visant uniquement à développer des aptitudes bourgeoises, la constitution d’une fillette de quatorze ans… » (Vertiges, Op. cit., pp. 13, 20).
[39] Album Stendhal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966.
[40] Breton avait-il connaissance du montage photographique (fig. 15) que, en 1925, Moholy-Nagy avait publié, dans le volume huit des éditions du Bauhaus, intitulé Malerei, Fotografie, Film (voir son fac-similé : Painting, Photography, and Film, Cambridge, MIT Press, 1969, p. 105 [original 1925/2e éd. 1927] et Peinture, photographie et film et autres écrits sur la photographie, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2007, où ne figure malheureusement pas l’image en question).
[41] R. Krauss, « Grilles », dans l’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Paris, Macula, 1993, pp. 92-109.
[42] M. Foucault, Les Anormaux, cours au Collège de France 1975, Paris, Gallimard / Seuil, « Hautes Etudes », 1999, p. 44 ; voir également, dans le même esprit : « On a donc dans les sociétés modernes, à partir du xixe siècle et jusqu’à nos jours, d’une part, une législation, un discours, une organisation du droit public articulés autour du principe de la souveraineté du corps social et de la délégation par chacun de sa souveraineté à l’Etat, et puis on a en même temps un quadrillage serré de coercitions disciplinaires qui assure de fait la cohésion de ce même corps social. Or ce quadrillage ne peut en aucun cas se transcrire dans ce droit, qui en est pourtant l’accompagnement nécessaire. Un droit de la souveraineté et un quadrillage des disciplines, c’est entre ces deux limites, je crois que ce joue l’exercice du pouvoir » (M. Foucault, « Cours du 14 janvier 1976 », dans Dits et écrits, 1954-1988, T. III 1976-1979, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 1994, p. 171.
[43] H. Belting, Pour une anthropologie des images, Paris, Gallimard, « Le Temps des images », 2004, p. 157.
[44] C. Von Clausewitz, De la guerre, Paris, Minuit, « Argument », 1988, p. 759.
[45] « On aurait donc (…) une seconde hypothèse qui serait : le pouvoir, c’est la guerre, c’est la guerre continuée par d’autres moyens. Et, à ce moment-là, on retournerait la proposition de Clausewitz, et on dirait que la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens » (M. Foucault, « Cours du 7 janvier 1976 », dans Dits et écrits, 1954-1988, T.III, 1976-1979, Op. cit., p. 171).
[46] « L’éclectisme en soi risible de Delacenserie, qui avec sa Centraal Station, ses volées d’escaliers en marbre, ses toits d’acier et de verre a allié passé et futur, est en vérité le mode d’expression artistique de la nouvelle époque, dit Austerlitz, et, poursuivit-il, il n’est que naturel qu’en élévation, de là où, dans le Panthéon romain, les dieux abaissaient le regard vers le visiteur, soient présentes à la gare d’Anvers, selon le rang qu’elles occupent dans la hiérarchie, les divinités du xixe siècle – les mines, l’industrie, le commerce et le capital (…). A quelque vingt mètres au dessus de l’escalier à double révolution qui relie le foyer aux quais, on trouve, seul élément baroque de tout l’ensemble, à l’emplacement exact où le Panthéon romain, dans le prolongement direct du portail, offrait le buste de l’empereur, la grande horloge : emblème du nouveau pouvoir régnant sans partage sur la ville, elle surmontait même les armoiries royales et la devise Eendracht maackt macht, l’union fait la force » (W. G. Sebald, Austerlitz, Op. cit., pp. 20-21).
[47] « Le désespoir fut la rançon de cette sensibilité qui, la première abordant la grande ville, la première en fut saisie d’un frisson que nous, en face de menaces multiples, par trop précises, ne savons même plus sentir » (W. Benjamin, « Notes sur les tableaux parisiens de Baudelaire », dans Ecrits français, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1991, p. 243).
[48] Ch. Simic, « La conspiration du silence ("un secret de famille") », dans L’Archéologue de la mémoire, conversations avec W.G. Sebald, dirigé par L. Sh. Schwartz, Arles, Actes sud, 2009, p. 160.
[49] « Les chocs des surréalistes ont perdu de leur virulence après la catastrophe européenne. C’est comme s’ils avaient sauvé Paris en le préparant à la peur : la destruction de la ville a toujours été un de leurs thèmes centraux » (Th. W. Adorno, « le Surréalisme, une étude rétrospective », dans Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, « Champs Essais », 2009, p. 67).
[50] Cl. Lanzmann, Sobibor 14 octobre 1943, 16 heures, France, 35 mm, couleur, 95’, 2001 et Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, scénario, Cahiers du cinéma, « Littérature et cinéma », 2001, pp. 46-51.
[51] G. Perec, W ou le Souvenir d’enfance, Paris, Gallimard, « Imaginaire », 1993 et G. Perec et R. Bober, Récits d’Ellis Island, Paris, P.O.L., 1994.
[52] « Dans tous les domaines (Etat, église, armée, parti, entreprise, économique, groupement d’intérêts, association, fondation, etc.), le développement des formes "modernes" de groupement s’identifie tout simplement au développement et à la progression constante de l’administration bureaucratique : la naissance de celle-ci est, pour ainsi dire, le spore de l’Etat » (M. Weber, Economie et société, Paris, Plon, 1995, p. 298).
[53] H. Farocki, Images du monde et inscription de la guerre, Allemagne, 16 mm, couleur & noir et blanc, 1988, 75’ et Images du monde et inscription de la guerre, dans Films, Courbevoie, Théâtre Typographique, 2006, pp. 57-79.
[54] Voir M. Beaujour, Miroirs d’encre, rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, « Poétique », 2001.
[55] « Une sorte d’injonction à débusquer la part la plus nocturne et la plus quotidienne de l’existence (quitte à découvrir parfois les figures solennelles du destin) va dessiner ce qui est la ligne de pente de la littérature depuis le xviie siècle, depuis qu’elle a commencé à être littérature au sens moderne du mot » (M. Foucault, « La vie des hommes infâmes », dans Archives de l’infamie, Collectif Maurice Florence, Paris, Les Prairies Ordinaires, « Essais », 2009, p. 29).