Stendhal, Breton, Barthes, Sebald :
un cadastre exquis

- Ludovic Burel
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Fig. 1.

Fig. 2.

      Goût de la structure qui se traduit chez Barthes – je vous renvoie aux essais rassemblés dans L’obvie et l’obtus – comme chez Stendhal – voir : Histoire de la peinture en Italie –, ou encore Breton – Le surréaliste et la peinture paraît la même année que Nadja –, par un engouement pour la critique artistique, voire même par un imaginaire graphique et une pratique du « dessin (qui) prolonge l’écriture par un mouvement naturel », comme le dit Genette au sujet de Stendhal [10].
      Et si ce goût de la structure s’apparentait chez Stendhal au goût bourgeois alors naissant du cadastre ? Barthes, le cas échéant, ne savait pas si bien dire en en critiquant le style, invariablement bourgeois, dans Le Degré zéro de l’écriture [11] (critique dont il ne cesse également de s’affubler, non sans une dose d’autodérision, dans Roland Barthes par Roland Barthes : « En plein trouble politique, il [Roland Barthes] fait du piano, de l’aquarelle : toutes les fausses occupations d’une jeune fille bourgeoise du XIXe siècle » [12]).
      Goût bourgeois de la structure qui chez ces auteurs – et, après eux, chez Georges Perec ou Alain Robbe-Grillet, deux grands autobiographes et amateurs d’images fixes et/ou en mouvement, eux aussi –, se traduirait formellement par ce que j’appellerai, après Benjamin Buchloh, une « esthétique d’administration » [13].
      Dans un chapitre intitulé « Cadastres », B. H. Vayssière rappelle que « durant la Révolution, dès les premières doléances de 1789, le peuple réclamait l’établissement d’un cadastre général sur tout le royaume pour mieux asseoir les propriétés et assurer une justice fiscale enfin débarrassée des privilèges féodaux ; du moins le croyait-il » [14].
      Et en effet, sous la houlette de son professeur Chabert, Stendhal a bel et bien bénéficié d’un enseignement du dessin de type cadastral : « Nous allions lever des plans au graphomètre et à la planchette un jour nous levâmes un champ à côté du chemin des Boiteuses. Il s’agit du champ B G D E. M. Chabert fit tirer les lignes à tous les autres sur la planchette, enfin mon tour vint, mais le dernier ou l’avant-dernier, avant un enfant. J’étais humilié et fâché j’appuyai trop la plume. "Mais c’était une ligne que je vous avais dit de tirer, dit M. Chabert avec son accent traînard, et c’est une barre que vous avez faite là". II avait raison » [15].
      Apprentissage qu’il saura cependant mettre à profit dans la houleuse relation qu’il entretient avec son père, Chérubin Beyle : « Mon père abhorrait les mathématiques par religion, je crois ; il ne leur pardonnait un peu que parce qu’elles apprennent à lever le plan des domaines. Je lui faisais sans cesse des copies du plan de ses biens à Claix, à Echirolles, à Fontagnieu, au Cheylas (vallée près…), où il venait de faire une bonne affaire » [16].
      Si ce n’est que – rendons-lui justice – ce qu’arpente Stendhal et, près de cinquante ans plus tard, qu’il s’entête à topographier dans Vie de Henry Brulard, c’est, plus ambitieusement, la mémoire elle-même. Chacun de ces dessins semblent en effet croquer une région spécifique de l’espace mental stendhalien. Chacun d’eux nous offre en quelque sorte un scanner, dirait-on aujourd’hui, d’un secteur particulier du disque cérébral de l’avatar HB.
      Ce qui n’est pas sans rappeler – si l’on me passe là encore l’anachronisme – l’image hallucinatoire d’une IRM de la cervelle de Jean-Jacques Rousseau telle qu’il apparaît à André Breton depuis sa fenêtre quand l’écrivain surréaliste superpose, surimpose mentalement le motif d’une devanture de boutique de Bois-Charbons (dont la photographie de Jacques-André Boiffard offre ici, par anticipation, le modèle quasi numérique – fig. 1) à la statue de l’auteur des Confessions : « J’étais averti, guidé, non par l’image hallucinatoire des mots en question, mais bien par celle d’un de ces rondeaux de bois qui se présentent en coupe, peints sommairement par petits tas sur la façade, de part et d’autre de l’entrée, et de couleur uniforme avec un secteur plus sombre. Rentré chez moi, cette image continua à me poursuivre (…). Et, de ma fenêtre, aussi le crâne de Jean-Jacques Rousseau, dont la statue m’apparaissait de dos et à deux ou trois étages au-dessous de moi. Je reculai précipitamment, pris de peur » [17].
      Cette « image hallucinatoire » est un bon exemple, je crois, de cette « esthétique du choc » que conceptualisa, en 1939, Walter Benjamin dans « A propos de quelques motifs baudelairiens » [18].
      Dans ses Tableaux parisiens, Baudelaire écrivait : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville / Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) » [19]. La parenthèse, on le sait, a fait florès : Breton la cite dans Nadja [20] ; Gracq l’a reprise et, pour ainsi dire hypostasiée, en intitulant un de ses livres La Forme d’une ville [21] ; Jacques Roubaud, plus récemment, idem, en un pur décalque de la formule baudelairienne titre son ouvrage La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains [22].
      C’est cette transformation qu’Eugène Atget, présent quoiqu’anonymement dès le n°7 de La Révolution surréaliste, capte dans ces documents photographiques pour artistes et autoédite, dirions-nous aujourd’hui, dans L’Art dans le vieux Paris. Je tiens pour ma part cette photographie d’Atget, où on peut lire clairement « Page… à façon…, leur… transformation… » (fig. 2), pour l’image du choc esthétique qu’a pu constituer pour le badaud et, a fortiori, pour l’écrivain du XIXe siècle, cette efflorescence d’enseignes et autres affiches publicitaires mixant images et texte (diagonalisé) au sein de l’espace public (trans-formé).
      La forme d’une ville, d’accord, c’est acquis. Mais c’est la forme du livre aussi, The Form of the Book [23], qui, du coup, se mit à changer plus vite que le cœur d’un mortel. Que l’on pense, en matière de récit, au Paysan de Paris [24] de Louis Aragon qui, dans le corps même du texte, reproduit au moyen de jeux typographiques de vernaculaires annonces publicitaires ; mais encore, dès avant déjà, chez un Mallarmé bien sûr, qui, dans Igitur, dit quel choc artistique a été pour lui cette création graphique nouvelle et quelle influence décisive elle eut sur son fameux Un coup de dés jamais n’abolira le hasard : « Souvent elle me fit songer devant un parler nouveau » [25].

 

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[10] G. Genette, « Stendhal », dans Figures II, Paris, Seuil, 1969, p. 168 (cité par O. Lumbroso dans « les Dessins dans la Vie de Henry Brulard : approche de la topologie stendhalienne », Romantisme, n°138, 2007).
[11] « Aussi n’y a-t-il pas à s’étonner que la Révolution n’ait rien changé à l’écriture bourgeoise, et qu’il n’y ait qu’une différence fort mince entre l’écriture d’un Fénelon et celle d’un Mérimée. C’est que l’idéologie bourgeoise a duré, exempte de fissure, jusqu’en 1848 sans s’ébranler le moins du monde au passage d’une révolution qui donnait à la bourgeoisie le pouvoir politique et social, nullement le pouvoir intellectuel, qu’elle détenait depuis longtemps déjà. De Laclos à Stendhal, l’écriture bourgeoise n’a eu qu’à se reprendre et à se continuer par-dessus la courte vacance des troubles. Et la révolution romantique, si nominalement attachée à troubler la forme, a sagement conservé l’écriture de son idéologie » (R. Barthes, « Triomphe et rupture de l’écriture bourgeoise », dans Le Degré zéro de l’écriture, Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, « Points Essais », 1953/1972, p. 43).
[12] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Op. cit., p. 56.
[13] B. H. D. Buchloh, « De l’esthétique d’administration à la critique institutionnelle (aspects de l’Art conceptuel, 1962-1969) », dans Essais Historiques T. 2 : Art Contemporain, Lyon, Art Edition, 1992, pp. 185, 206.
[14] B. H. Vayssière, « Cadastres », dans Cartes et figures de la terre, Paris, Bussière, 1980, p. 409 (cité dans S. Serodes, Les Manuscrits Autobiographiques de Stendhal : pour une approche sémiotique, Genève, Droz, « Collection Stendhalienne », 1993, p. 141).
[15] Stendhal, Vie de Henry Brulard, Op. cit, pp. 255-256.
[16] Ibid., p. 328.
[17] A. Breton, Nadja, Op. cit., p. 30.
[18] « L’expérience éminemment moderne du choc sera la norme de la poésie baudelairienne. Par l’image de l’escrimeur, Baudelaire qui, en flânant, était habitué d’être coudoyé par les foules des rues, s’identifie à l’homme qui pare aux chocs. Le choc en tant que forme prépondérante de la sensation se trouve accentué par le processus objectivisé et capitaliste du travail. La discontinuité des moments de chocs trouve sa cause dans la discontinuité d’un travail devenu automatique, n’admettant plus l’expérience traditionnelle qui présidait au travail artisanal. Au choc éprouvé par celui qui flâne dans la foule correspond une expérience inédite : celle de l’ouvrier devant la machine », (W. Benjamin, « A propos de quelques motifs baudelairiens », dans Ecrits français, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1991, pp. 244-245).
[19] Ch. Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Gallimard, « Poésie », 2005, p. 125.
[20] « Ce n’est pas moi qui méditerai sur ce qu’il advient de "la forme d’une ville", même de la vraie ville distraite et abstraite de celle que j’habite par la force d’un élément qui serait à ma pensée ce que l’air passe pour être à la vie. Sans aucun regret, à cette heure je la vois devenir autre et même fuir » (A. Breton, Nadja, Op. cit., p. 155).
[21] J. Gracq, La Forme d’une ville, Paris, Corti, 1989.
[22] J. Roubaud, La Forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Paris, Gallimard, 2006.
[23] Pour reprendre le titre du célèbre ouvrage de Jan Tschichold, The Form of the Book : Essays on the Morality of Good Design (Hartley & Marks Publishers, 1997) ; lui-même cité et incrémenté en The Form of the Book Book lors du récent colloque et livre concoctés par Sarah de Bondt et Fraser Muggeridge (Occasional Papers, 2009) ; édition qui, visuellement, cite Ways of seeing de John Berger (Penguin, 1972-1990).
[24] L. Aragon, Le Paysan de Paris, Paris, Gallimard, « Folio », 1998.
[25] Mallarmé, Igitur, suivi de Divagations et Un coup de dés, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 367.