Stendhal, Breton, Barthes, Sebald :
un cadastre exquis

- Ludovic Burel
_______________________________

pages 1 2 3 4
ouvrir cet article au format pdf
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email
Danger essentiel pour la vie du sujet : écrire sur soi peut paraître une idée prétentieuse ; mais c’est aussi une idée simple ; simple comme une idée de suicide [1].
      Qu’ont a priori de commun la Vie de Henry Brulard de Stendhal, Nadja d’André Breton, Roland Barthes par Roland Barthes de Roland Barthes ou encore la série d’ouvrages à caractère autobiographique que sont Vertiges, Les Emigrants, Les Anneaux de Saturne et Austerlitz de l’écrivain allemand Winfried Georg Sebald ? Quoi sinon le fait d’accorder une place non négligeable aux visuels, dessins et/ou photographies, au cœur même de leur prose narrative ? Eh bien précisément, pour cette raison même, d’être « anti-littéraires » pour reprendre le mot de Breton dans l’avant-dire de Nadja. Voici comment ce dernier y aborde – de manière quelque peu restrictive – la question de l’apport des images au sein du récit : « Il peut tout spécialement en aller ainsi de Nadja, en raison d’un des deux principaux impératifs "anti-littéraires" auxquels cet ouvrage obéit : de même que l’abondante illustration photographique a pour objet d’éliminer toute description – celle-ci frappée d’inanité dans le Manifeste du surréalisme –, le ton adopté pour le récit se calque sur celui de l’observation médicale, entre toutes neuropsychiatrique, qui tend à garder trace de tout ce qu’examen et interrogatoire peuvent livrer, sans s’embarrasser en le rapprochant du moindre apprêt quant au style  » [2].
      « Sans s’embarrasser (…) du moindre apprêt » : on croirait entendre Stendhal au sujet du style de Rousseau qu’il accuse, dans Vie de Henry Brulard, de « relever la fadeur » des Confessions par une « sauce de charlatanisme » [3]. Cette critique de l’inauthenticité, on la retrouve à peine déformée dans les attaques de Breton, elles aussi très tactiques, exclusives, envers Barrès, Proust… et Stendhal dans le premier manifeste surréaliste de 1924 : « Les héros de Stendhal tombent sous le coup des appréciations de cet auteur, appréciations plus ou moins heureuses, qui n’ajoutent rien à leur gloire. Où nous les retrouvons vraiment, c’est là où Stendhal les a perdus » [4].

      La ronde des noms d’oiseaux que l’on se jette d’une génération à l’autre, voire à plusieurs générations d’écart, est, comme chacun le sait, constitutive. Comme nous le rappelle l’image du marteau du sculpteur dans la Généalogie de la morale de Friedrich Nietzsche, « pour pouvoir ériger un sanctuaire, il faut démolir un sanctuaire : c’est la loi » [5]. Pour rester donc dans notre corpus, rappelons encore cette critique indirecte de Barthes (après Robbe-Grillet) à l’endroit de Stendhal, dans un article des Mythologies joliment intitulé « La critique Ni-Ni » :
       « Le second symptôme bourgeois de notre texte, c’est la référence euphorique au "style" de l’écrivain comme valeur éternelle de la Littérature (…) Mieux avisé dans l’un de ses numéros suivants, L’Express publiait une protestation pertinente d’Alain Robbe-Grillet contre le recours magique à Stendhal ("C’est écrit comme du Stendhal"). L’alliance du style et d’une humanité (Anatole France, par exemple) ne suffit peut-être plus à fonder la Littérature (…) c’est en tout cas une valeur qui ne devrait être versée au crédit de l’écrivain que sous bénéfice d’inventaire » [6].
      Le style de l’inventaire – qui est essentiellement bourgeois, mais pas uniquement, nous le verrons – est plutôt du goût de Stendhal. De celui de Jacques-André Boiffard aussi, pour en revenir au visuel, dont les photographies, anonymement ou non, jalonnent le récit de vie de Nadja. Ces images n’auraient-elles pas d’autre fonction, selon Breton, que celle d’« illustration photographique » ? sans doute pas.
      C’est pourquoi ce rapport texte/images me paraît autrement mieux indexé dans l’incipit de L’Empire des signes, où Barthes écrit que : « Le texte ne "commente" pas les images. Les images n’"illustrent" pas le texte : chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori ; texte et images, dans leur entrelacs, veulent assurer la circulation, l’échange de ces significations : le corps, le visage, l’écriture, et y lire le recul des signes » [7].
      Les termes d’« entrelacs », de « circulation », d’« échange », qualifient mieux l’interrelation des images et des textes et apparaissent, plus généralement, mieux exprimer, sur un mode moins oppositionnel, ce que Breton préfère concevoir sous la forme agonique d’une lutte tactique (binaire) entre subjectivité et objectivité, dans l’avant-dire de Nadja toujours, où il est dit que « subjectivité et objectivité se livrent, au cours d’une vie humaine, une série d’assauts, desquels le plus souvent assez vite la première sort très mal en point » [8].

      C’est pourtant cette même subjectivité qui, à l’inverse, selon Sontag, dans l’essai qu’elle consacre à Barthes, L’Ecriture même : à propos de Roland Barthes, sort immanquablement victorieuse chez ceux qu’elle appelle les « tempéraments formalistes » (parmi lesquels nous pouvons compter, sans crainte de beaucoup nous tromper, Stendhal et Breton) : « Tout comme le fait d’être plus sensible aux dessins qu’aux peintures, un talent d’aphoriste est l’un des signes de ce que l’on pourrait appeler un tempérament formaliste ». « Ce talent aphoristique suggère une sensibilité (…) pour la perception de la structure ».
      Et l’auteur de poursuivre sur la notion d’amateur qui nous est également chère : « Le tempérament formaliste n’est qu’une variante d’une sensibilité commune à nombre de ceux dont les spéculations s’exercent à une époque de conscience saturée. Ce qui caractérise une telle sensibilité, c’est la confiance qu’elle place dans le critère du goût et son fier refus d’avancer quoi que ce soit qui ne porte la marque de la subjectivité (…). De fait, les adeptes de cette sensibilité tiennent d’ordinaire à se targuer du statut d’amateurs. "De toute manière, en linguiste, je n’ai jamais été qu’un amateur", déclare Barthes dans un entretien en 1975 » [9].

 

>suite

[1] R. Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1995, p. 61.
[2] A. Breton, Nadja, Paris, Gallimard, « Folio Plus », 1998, p. 8.
[3] Stendhal, Vie de Henry Brulard, Paris, Gallimard, « Folio », 1973, p. 246.
[4] A. Breton, Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1979, p. 19.
[5] Fr. Nietzsche, Généalogie de la morale, dans Œuvres, Paris, Flammarion, « Mille et une pages », 1996, p. 913.
[6] R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, « Points Essais », 2001, pp. 135-36.
[7] R. Barthes, L’Empire des signes, Paris, Seuil, « Points Essais », 2007, p. 9.
[8] A. Breton, Nadja, Op. cit., p. 8.
[9] S. Sontag, L’Ecriture même : à propos de Roland Barthes, Paris, Christian Bourgois, 2002, p. 13.