Représentations et intégrations
du mobile et du SMS au cinéma.
Analyse de deux écritures filmiques
contemporaines : La Reine des pommes
de Valérie Donzelli et L’Exercice de l’Etat
de Pierre Schoeller

- Tanguy Bizien
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Figs. 21 et 22. P. Schoeller, L’Exercice de l’Etat, 2011

      On ne plonge pas au cœur des pixels écraniques, on les traverse pour atteindre l’image. Au-delà de l’écran, ce n’est ni une matière pixélisée ni le verso du mobile que l’on trouve, mais les personnages agissant et lisant. L’écriture n’a pas de verso et apparaît dans une immatérialité intrinsèque, collée à la surface de l’écran. Cette surimpression est comparable à une lentille qui place les signes numériques jusqu’à masquer les corps tout en s’effaçant au profit de l’action. Cette manière d’apparaître à la surface de l’écran sous la forme d’une « opacité transparente » dit quelque chose des désirs, mais aussi des modes de perception propre aux écrits d’écran comme le SMS ou le chat. Dans ces interactions écrites, l’écran est semblable à une fenêtre qui permet de voir l’autre au travers d’une écriture transparente, réduite à sa plus stricte efficace, et où le signifiant se confond à l’écran presque invisible qui livre un accès direct à l’action et à la réaction.
      Comme l’écrit Emmanuel Souchier, « Il n’y a pas de transformation technologique qui ne soit accompagnée d’une transformation des modes de faire et par là-même des modes de penser » [31]. Si le cinéma parvient à montrer des modes de faire par l’intermédiaire de pratiques et de gestes mis en scène, il lui est plus complexe de figurer des modes de penser. Il nous semble cependant que quelque chose de cet ordre se joue chez Schoeller lorsque le personnage de Saint-Jean scrute l’écran de son portable à la recherche d’une personne à appeler. Tandis qu’il actionne l’une des touches du clavier avec son pouce, une liste de contacts défilent sous nos yeux. Schoeller ne se contente pas de faire correspondre une surimpression avec un plan, il monte deux images sous la surimpression. On voit Saint-Jean de profil puis de face avant qu’il ne fasse disparaître son téléphone du plan, geste qui fait disparaître l’écran numérique (figs. 21 et 22).
      La surimpression paraît ne pas seulement consister en une ocularisation interne ici, mais plus profondément en une image mentale, non pas au sens que lui donne Dubois chez Wiene, mais au sens ou l’écran numérique intègre des modes de penser dépassant la seule perception oculaire, c’est-à-dire des constructions mentales intégrant des formes d’écrans ou des logiques propres aux gestes et aux usages associés au mobile. Le défilement des noms tel qu’il apparaît à l’écran peut être perçu comme une métaphore de l’intégration des modalités du portable à la pensée elle-même. En effet, ces deux plans associés au même cadre sémiotique d’écran de portable figure l’idée que les contraintes techniques associées à l’écriture modèlent la pensée. Cela illustre le fait que l’extériorité technique tend à être intériorisée. Cette intériorisation est le fruit d’évolutions technologiques qui cherchent à s’approcher au plus près de la pensée et du corps dans une ergonomie où l’objet deviendrait transparent jusqu’à être incorporé à la pensée elle-même. Nous en sommes loin encore, mais ces plans témoignent d’une sorte de projection en même temps que d’une assimilation des techniques, des images et des logiques d’écran.
      Le cinéma permet d’accéder simultanément à la perception d’un geste et à la perception de ce que ce geste engendre.
      La surimpression construit une forme de coïncidence où le corps mis en scène dans son acte de perception apparaît au soubassement d’une image perçue et construite par ce corps en même tant que détachée de lui et objectivé par le spectateur. L’autre procédé permettant de construire une telle simultanéité est le split-screen. Comme le relève Jean-Baptiste Thoret, le split-screen établit un « lien mental qui, cousin de la surimpression filmique, contraint le spectateur à effectuer une synthèse perceptive imaginaire : produire une troisième image (invisible) à partir des fragments que donne à voir le cadre » [32]. C’est cette « troisième image » qui permet d’approcher au plus des modes de penser propres à l’écran du mobile et aux logiques d’écriture qu’il détermine. La simultanéité des écritures numériques (SMS, chat) que le cinéma donne à voir est avant tout une simultanéité cinématographique au sens où cette dernière se construit à partir de procédés relevant exclusivement des techniques du cinéma : montage, split-screen, surimpression. Les phénomènes d’incorporation sont donc le fait de techniques anciennes qui parviennent à traduire en images et en sons les effets de techniques nouvelles. Par l’intermédiaire de ces vieux procédés, le film permet de lire et de voir en même temps, dans un entrelacs qui n’est pas à proprement un « tressage de texte et d’image » [33] au sens de Louis Marin, mais bien l’apposition d’un cadre sur un autre, voire d’une image sur une autre. En effet, l’écran de portable fait image dans ces conditions d’apposition en même temps qu’il fait texte. Nous percevons l’empreinte numérique à la surface de l’écran en même temps que l’espace tridimensionnel de la représentation dans une expérience double, voire triple de formalisation du geste et de ses implications en termes de perception et d’incorporation mentale.

      Comme Donzelli qui use de cartons et de graphies lumineuses pour enchanter une écriture trop lointaine, Schoeller intègre l’écriture SMS grâce à des techniques éprouvées du cinéma. Les images engendrées par les écrans et les écritures numériques ne sont donc pas nouvelles au regard des procédés utilisés, mais elles le sont du point de vue des usages, des gestes et des perceptions qu’elles cherchent à retranscrire. La véritable question que posent les objets de la communication numérique au cinéma est la suivante : comment dépasser ces objets ? Comment aller au-delà pour donner à voir et à entendre les effets produits et induits par chacun d’entre eux selon leurs caractéristiques propres ?
      Afin d’entrevoir ce que nous disent les différents types de représentations et d’incorporations de ces objets, et plus particulièrement du mobile et des écrits d’écran, il faut peut-être ouvrir et orienter la réflexion dans le sens d’une large culture visuelle intégrant des considérations issues de disciplines aussi diverses que l’anthropologie, la sociologie, la philosophie, la sémiotique, l’esthétique et les sciences de l’information et de la communication. Il faut aussi réfléchir à la forme et aux procédés de ces incorporations en fonction d’ancrages génériques et culturels. La culture visuelle telle que la définit William J. Thomas Mitchell « aspire à expliquer non seulement la construction sociale du domaine visuel, mais aussi la construction visuelle du domaine social » [34]. Complexe à définir et surtout à cadrer car elle vise un domaine très, voire trop large, elle est pertinente en ce qu’elle cherche à caractériser des formes symboliques présentes au cinéma, mais également à la télévision. De 24H Chrono à How I Met Your Mother en passant par Sherlock (version Gattis et Moffat), les séries télévisées et autres sitcoms mettent en scène l’influence des écrans numériques et des médias sociaux sur nos perceptions, nos relations et sur la pensée elle-même. L’analyse de films et de séries télévisées peut ainsi nous permettre de tracer les contours d’une iconologie nouvelle et de réfléchir à des questions fondamentales liées à l’espace, au temps et à la combinaison entre technique, média, culture et individu.

 

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[31] Ibid., p. 106.
[32] J.-B. Thoret, Le Cinéma américain des années 70, Paris, Cahiers du cinéma, « Essais », 2006, p. 328.
[33] L. Marin, « Dans le laboratoire de l’écriture-figure », Paris, CMNAM, n° 38, hiver 1991, p. 79.
[34] W. J. T. Mitchell, « Iconologie, culture visuelle et esthétique des médias », dans Perspective 2009-3 : Période moderne/XIXe siècle, revue de l’INHA, Paris, Armand Colin, 2009, p. 341.