Représentations et intégrations
du mobile et du SMS au cinéma.
Analyse de deux écritures filmiques
contemporaines : La Reine des pommes
de Valérie Donzelli et L’Exercice de l’Etat
de Pierre Schoeller

- Tanguy Bizien
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Figs. 8, 9 et 10. V. Donzelli, La Reine des Pommes, 2009


Fig. 11. V. Donzelli, La Reine des Pommes, 2009

      Ce mouvement perpétuel s’incarne pleinement dans la voiture qui occupe une place centrale dans le film. Le mobile et la voiture sont associés en permanence, ce qui renvoie de manière assez ironique aux premiers téléphones « portables », mais surtout aux traits sémantiques du film. Le mobile et la voiture définissent le ministre dans sa fonction (un ministre se déplace beaucoup en voiture, qui plus est lorsqu’il est ministre des transports) tout comme leur association définit les moments clés du film. Sur les cinq occurrences d’apparition de SMS, quatre sont directement associées à la voiture. L’une d’entre elles est d’ailleurs à l’origine de l’accident qu’a le ministre avec son chauffeur et son garde du corps. Recevant un SMS de Gilles qui lui demande de ne pas rater une commission d’investiture, Saint-Jean presse son chauffeur et lui ordonne de prendre un tronçon d’autoroute en travaux. Suite à l’accident, Saint-Jean se voit confier un nouveau ministère et c’est dans les toilettes, celles-là mêmes où on avait vu l’un de ses conseillers téléphoner, qu’il répond au coup de fil du secrétariat de la Présidence et qu’il accepte le poste.
      Si l’écrit et ses objets (lettre, carte postale, enseignes, affiches) structurent le film de Donzelli et les téléphones celui de Schoeller, chaque film intègre le SMS d’une manière spécifique. Nous souhaitons interroger ces spécificités, au regard des genres et des procédés d’intégration, afin de qualifier au mieux ce qui se joue en termes d’écriture et d’image.

 

Jeux d’écriture et enchantement chez Donzelli

 

      Le jeu est un terme qui s’applique parfaitement au film de Donzelli. La réalisatrice décline sur un mode burlesque des archétypes de personnages masculins qui renvoient toujours à l’être aimé. Si Jérémie Elkaïm les interprète tous, c’est que tous renvoient à Mathieu. Leurs traits de caractère ainsi que leurs costumes sont volontairement établis sur un mode artificiel propre à nous faire reconnaître la théâtralité à l’œuvre dans le film : il y a Pierre, l’étudiant romantique et rêveur qui dessine au parc des Buttes Chaumont ; Jacques, le père de famille bourgeois coincé dans un costume ridicule (raie sur le côté, grosses lunettes, imperméable) ; Paul, le beau ténébreux insaisissable avec lequel elle échange une multitude de SMS. C’est bien sûr cette relation qui nous intéresse car elle donne lieu à un jeu autour du portable et des SMS ainsi qu’à la figuration et à l’appropriation de cette écriture. D’un côté, Donzelli joue avec la communication grâce au personnage d’Adèle qui découvre le téléphone portable et les spécificités du texto suite à sa rencontre avec Paul, de l’autre, elle met en place un système d’échos entre les différentes écritures qui correspondent entre elles de manière ludiques à l’intérieur du film : les insultes des affiches sont reprises sous forme de textos envoyés à Paul, la carte postale répond à la lettre du début et les SMS apparaissent sous différentes formes qui nous renseignent davantage sur l’écriture filmique que sur l’écriture numérique.
      Lorsqu’Adèle croise Paul comme par magie dans un parc, ils tombent instantanément amoureux et promettent de se revoir. Il lui écrit son numéro dans la paume de la main puis disparaît comme il était apparu. On la voit marcher de dos tandis qu’une fermeture à l’iris nous plonge vers un écran noir sur lequel s’inscrit en lettres rouges le prénom Paul. Chaque rencontre est ainsi ponctuée, les prénoms de Pierre et de Jacques surviennent eux aussi en lettres rouges sur fond noir. Ces trois prénoms finissent par apparaître au sein d’un seul et même carton, dévoilant ainsi leur pure fonction de personnages voire d’actants. Ils n’ont pas de réalité propre car ils correspondent à la perception d’Adèle pour qui les hommes ont tous le même visage. Seuls leurs costumes les distinguent en fonction de rôles qu’ils interprètent pour elle.
      Paul est le personnage le plus évanescent dont l’existence reste incertaine. Après le coup de foudre, Adèle fait l’acquisition d’un mobile et laisse deux messages sur la messagerie de Paul, attendant jusqu’au soir qu’il rappelle. En rentrant, sa cousine Rachel (Béatrice de Staël) la trouve prostrée dans le noir face au mobile posé sur la table. Adèle lui fait part de sa déception tandis qu’un bruit de texto retentit. « Adèle, je crois que tu as reçu un message » lui dit-elle. Cette dernière s’empare aussitôt du téléphone qu’elle porte à son oreille. « Adèle, c’est un texto ». Rachel le lui lit et se met à écrire à sa place et à lire les SMS de Paul afin de fixer un rendez-vous. Adèle presse sa cousine d’écrire vite en oubliant l’aspect technique dans un désir de simultanéité que sa cousine réfrène d’un « hé ho, du calme, je suis pas dactylo ». A la question « quand se revoit-on », Adèle lui dit « le plus vite possible ». La réponse de Paul est à la fois dite en voix-off et inscrite à même l’écran en trois temps : « demain / même heure / même endroit » composant au final un carton de lettres rouges sur fond noir (figs. 8, 9 et 10).
      Ce plan est l’unique occurrence d’un SMS « traduit » sous la forme d’un carton. Les autres apparitions de SMS sont le fait de gros plans isolant le mobile, l’écran numérique et l’écriture qu’elle contient (fig. 11). Cette manière de donner à voir le contenu écrit sous la forme d’un insert est la plus classique et revient souvent au cinéma. Le spectateur ne perçoit pas alors uniquement un contenu écrit, il perçoit une écriture dans son espace empirique : non seulement le téléphone, mais l’écran numérique qui livre d’autres indices tels que la date, le prénom et le numéro du destinateur. Cette image d’un SMS en gros plan à même un écran de portable est plus véridique que la simple mention écrite sur un carton d’adresse, mais elle apparaît plus lointaine que l’intertitre alors même que ce dernier est considéré comme extérieur au film.
      Comme l’indique Philippe Dubois, l’extériorité est l’un des problèmes de l’intertitre :

 

Dès l’époque muette, on se plaignait déjà de sa quasi extranéité : fait de langage textuel, il est d’une "autre nature" que les images, il renvoie à une tradition littéraire, il en appelle à une autre perception qui exige une durée spécifique (le temps de lire n’est pas le temps de voir), il demande une compétence linguistique dans une langue donnée qui fait obstacle à l’universalité d’expression de l’image, il vient couper la continuité visuelle du film, il ralentit le rythme narratif, il est figé, immobile, statique, hiératique, là où les plans sont mouvements et fluidité, etc. [13].

 

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[13] P. Dubois, « L’écriture figurale dans le cinéma muet des années 20 », dans Scrittura e immagine. La didascalia nel cinema muto, Udine, IV Convegno Internazionale di Studi sul Cinema, Università degli Studi di Udine, 1998, p. 74.